étude des gestes sacrés

“Nous allons maintenant accompagner la mort
et connaître de nouveau le chagrin
Nous allons danser de nouveau et terrasser les démons Si l’on ne sait pas d’où vient la danse
On ne doit pas en parler
Si on ignore l’origine de la danse
On ne peut pas danser. “

Mémoire de fin d’études sous la direction de Jetty ROELS et Eric PAUWELS
Octobre 2002 FÉLICIE ARTAUD

PRÉFACE :

Alors que je préparais mon sujet de mémoire cette phrase m’a frappée car je cherchais un sujet qui me permette d’étudier le Barhata-Natyam, qui est une danse du Sud de l’Inde que j’ap- prends depuis deux ans. La dimension mystique de l’expression éveillait également mon attention, car un sujet qui ” problématise ” la danse indienne, pouvait difficilement faire abstraction du caractère sacré qui lui est attribuée.
La première chose que nous ayons apprise en cours de danse est le Namasté, c’est-à-dire le salut qui ouvre et ferme chaque moment de danse, que ce soit un moment d’apprentissage ou de représentation. Le salut commence par les pieds qui frappent deux fois la terre; après on s’a- croupit, et les mains touchent alternativement le sol et les yeux ; enfin on se relève et on salue.
Ce geste est un geste de révérence religieuse, mais aussi une manière de toucher le sol sur lequel d’autres personnes ont accompli et pratiqué la même danse et par là, s’inscrire dans la tradition.
Il s’agit ni plus ni moins de reconnaître l’origine et la longue filiation de la danse, les dieux qui l’ont initiée mais également toutes les personnes qui en dansant l’ont acheminée jusqu’à nous, et qui du certaine manière soutiennent l’effort de celui ou celle qui va se mettre à danser.
Réfléchir sur les origines et le caractère sacré des mudras est pour moi une prise de contact avec l’histoire de cette danse, prise de contact d’autant plus nécessaire, que je suis éloignée de la culture indienne. Essai pour combler l’écart culturel peut-être, mais également pour comprendre quels échos cette danse peut avoir avec la pratique théâtrale.

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DÉFINITION ET ORIGINE DES MUDRAS

Des gestes sacrés originaires de l’Inde.

Les mudras sont des poses ou gestes des mains, vraisemblablement originaires de l’Inde qui ont été et sont encore employées dans de multiples pratiques à caractère religieux. C’est ce qui leur vaut d’être nommés par les chercheurs de différentes disciplines comme ” gestes sacrés ” ou ” gestes mystiques ” ou encore ” gestes magiques ” leur appellation étant bien entendu liée au rôle qu’elles détiennent dans ces différentes pratiques. Ainsi parle-t’on encore de ” langage symbolique ” dans les ouvrages sur la danse indienne puisqu’elles ont été développées dans cet art, jusqu’à devenir un véritable langage de signes permettant de raconter des histoires. Elles se sont implantées dans d’autres pays que l’Inde par le biais même de ces pratiques, puisque l’Inde fut grande exportatrice de disciplines spirituelles.

On les retrouve dans des arts de représentation, tels que la danse, mais également la peinture et la sculpture aussi bien que dans des pratiques spirituelles, cultes, rites, méditations. On atteste leur pré- sence dans l’iconographie hindouiste et bouddhiste, dans les danses indiennes, balinaises, dans des rites du bouddhisme ésotérique japonais, dans les anciens cultes tantriques indiens, dans le yoga qui fut lui-même assimilé aux pratiques de délivrance inhérente au bouddhisme et à l’hindouisme. Les mudras ne peuvent donc être rattachées à une religion particulière mais sont liées à la longue évo- lution spirituelle de l’Inde et à sa grande capacité à créer, à fusionner, et à exporter différents modes de croyance et d’expressions de ces croyances.

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L’étude présente ne se veut pas une description exhaustive de l’emploi des mudras dans le large domaine religieux et sacré, mais bien plutôt la prise de contact avec la notion de geste sacré – c’est-à-dire ce qui le définit et lui permet d’exister en tant que tel – en regardant des pratiques où l’utilisation des mudras a été particulièrement développée, et sur lesquelles des études sérieuses ont été faites.

Il n’en ressortira vraisemblablement pas une définition unie, ni complète, de ce qu’on appelle geste sacré, mais un corpus d’exemples et de paramètres qui permettront d’approcher plus concrètement pourquoi on dit de ces gestes des mains- si courants par ailleurs dans notre langage quotidien- qu’ils sont ” liturgiques” ou ” mystiques ” ou ” symboliques “. Cette approche me permettra également d’étudier comment les mudras font sens en tant que langue gestuelle, et d’étudier ainsi une typolo- gie de gestes.

Origine des mudras : la gestuelle des yogis et des prêtres.

Le terme de mudra se réfère à une gestuelle religieuse propre à la fois aux yogis et aux prê- tres de l’époque védique. Ces derniers auraient accompagnées leurs récitations sacrées de ces ges- tes des mains.
L’époque védique correspond en Inde à une période de première formalisation des croyances reli- gieuses par l’élaboration des quatre livres sacrés des Vedas entre 1700 et 1200 avant notre ère. Quant à savoir si la pratique rituelle des prêtres fut antérieure ou simultanée de celle des yogis, nous l’ignorons. Les premières traces de yoga sont très anciennes, elles remontent à 2000 à 2500 ans avant notre ère. Cependant l’emploi des mudras dans le yoga n’est formalisé que bien plus tard. On suppose que les yogi accompagnaient et stimulaient leurs exercices de méditation à l’aide de ces positions de doigts. On retrouve d’ailleurs dans l’iconographie religieuse de nombreuses mudras de méditation, attribuées à Bouddha ou à différents dieux de l’hindouisme, ce qui laisse à penser que la pratique des yogi aurait inspiré ces représentations.

Ce qui est remarquable dans ces premiers emplois des mudras, c’est qu’ils persistent encore de nos jours :
” Les hymnes védiques, surtout ceux du Sama-Veda continuent toujours à être chantés et psalmo- diés à l’aide de mouvements extrêmement complexes et précis des doigts. Le mot mudra est sou- vent associé à celui de mantra, syllabe sacrée renfermant la puissance vibratoire d’une divinité par- ticulière. Signifiant au sens littéral ” sceau ” la mudra est le pouvoir octroyé à la main pour ” sceller ” l’action rituelle : celle-ci renferme dans le geste l’intensité d’un état intérieur, d’une image divine, d’une volonté personnelle. Comme une sorte d’opération magique, la main crée tout un univers dont l’origine est scellée dans le cœur de l’homme. Le yogin en est l’exemple extrême lorsque sa mudra renferme le souffle à l’intérieur de son corps, donnant vie à la puissante kundalini (énergie cosmique)”.( Katia Legeret Manuel Traditionnel du Bharata-Nâtyam p120)

La mudra définie comme sceau nous apporte de précieuses informations sur le sens et le rôle de ces gestes de main. La mudra s’exécutant le plus souvent en joignant ou en fermant les doigts ou

* Voici la phrase exacte de Gertrud Hirshi :
” Lorsque je méditais récemment sur la notion de ” mudrâ “, le symbole de sceau m’est apparu avec une force particulière. Nous aussi, nous utilisons inconsciemment un certain geste pour sceller, par exemple un accord conclu avec quelqu’un ou même avec la conscience cosmique, ou pour donner un poids particulier à une décision. De la même manière, nous pouvons aussi sceller quelque chose avec nos forces intérieures : nous pouvons aussi conclure un traité avec nous-même. Un sceau protège aussi toujours ce qu’il y a de mystérieux. Je ne crois pas que nous comprendrons jamais entièrement l’essence d’une mudrâ. Car, là où il y a du mystère, on touche au divin -de sorte que chaque mudrâ nous amène aussi en fin de compte une liaison spéciale avec la conscience cosmique ( ou ce qu’on appelle le divin ). ” ( Gertrud Hirshi Les Mudras.

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encore les mains entre elles, on comprend pourquoi ce geste renferme et scelle l’énergie dégagée par celui qui le fait. En fait, on peut remarquer comme le dit Gertrud Hirshi, dans Mudra Le yoga au bout des doigts*, que nous faisons dans la vie de tous les jours, des gestes inconscients pour confirmer une décision intérieure ou pour donner du poids à une décision particulière : un poing qui se sert sous le coup d’une volonté, ou parce qu’on marque son adhésion. Appliqué au domaine reli- gieux, ce geste devient conscient il devient un acte rituel d’authentification. Dans son article ” Mudra, La main enchantée “, Savitry Naïr la définit ainsi :

” Elle désigne à la fois l’anneau sigillaire et le sceau et par extension tout ce qui contient la notion d’impression : étampe, cachet, plomb. ( …) Lorsque le culte se présente comme un rituel ou une prière -psalmodie d’un texte ou d’une formule secrète- les mudras servent à ” estamper ” le pouvoir des mots et des gestes dans la représentation (murti) de la divinité. ” (Savitry Naïr ” Le courrier de l’Unesco ” p34)

Ainsi non seulement la mudra scelle une énergie ou une décision intérieure par une action physique, mais elle est également signe authentique de son pouvoir et du pouvoir des sons. On retrouve ce double aspect de la mudra dans son équivalent japonais. Le mot ” In ” signifie également sceau et englobe à la fois les gestes des mains et les formules qui accompagnent les rites. Enfin, tout comme le sceau authentifie un document, la mudra exclut toute possibilité de mensonge. Elle est selon Ingrid Ramm-Bonwitt comme un contrat conclu entre le croyant et la divinité. ( Mudras. Le langage secret des yogis p245).

Tout ceci nous éclaire sur le rôle que devait déjà avoir pour le prêtre de l’époque védique l’utilisa- tion conjointe des mudras et des récitations sacrées, que ce soient des mantras ou les textes sacrés des Vedas.

De par son origine, on voit que les mudras sont reliées à des pratiques spirituelles et non à une religion déterminée. En effet, l’époque védique n’est encore qu’une période de balbutiement de l’hindouisme, où les croyances des migrants indo-européens fusionnent lentement avec les croyances et cultes des peuples indigènes.
Selon Jacques Dupuis, le védisme est une ” religion de rites “, rites qui sont avant tout des rites de purification qui permettent d’ ” approcher le divin ” et de ” se propitier les Dieux ” (Jacques Dupuis L’Inde. Une introduction à la connaissance du monde indien. p114). Ces rites ne correspondent pas à des concepts moraux -offense ou non à l’ordre moral – mais à des concepts d’ordre métaphysique :

” Le divin est pur dans son ensemble ; il s’oppose en tant que tel à l’humain. Les hommes sont impurs en raison de leur caractère périssable et de leur activité (…) On a trouvé depuis longtemps des moyens rituels de purification, qu’il ne faut point confondre avec le pardon et la rémission des péchés en Occident. Tels sont notamment l’ascèse, les bains en des lieux déterminés, la récitation de certaines formules magiques “. ( Jacques Dupuis p112-113).

Les mudras sont donc vraisemblablement utilisées dans ce cadre rituel, le prêtre récitant les man- tras (formules magiques) en adoptant une position fixe des mains, ou en passant d’une position à l’autre au gré des mots ou plutôt des sonorités.
Cette attitude qui permet de convoquer la divinité par le mot et par le geste nous évoque le com- portement chrétien de prière : quand le prêtre invite les croyants à réciter le ” Notre Père ” pendant l’office religieux, il ouvre les mains vers l’assemblée, les joint en signe de prière pendant la récita- tion, et les ouvre de nouveau à la fin de celles-ci. Ces mouvements précisent bien son rôle d’inter- médiaire entre les croyants et Dieu : il se met en contact avec les croyants par le premier geste, et se relie à Dieu par le geste ascendant des mains jointes.

La mudra pratiquée par le prêtre à l’époque védique, tout comme le geste du prêtre pendant la messe n’est pas pratiquée dans un lieu indifférent, ni par une personne indifférente. Cette prédo- minance du prêtre comme détenteur du savoir et du pouvoir est très importante dans la religion

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primitive des rites puisque ” les textes sacrés, les rites, les formules magiques (mantra) étaient consi- dérés comme un matériel contenant un énorme pouvoir et dont la manipulation par des officiants inexperts pouvait être très dangereuse. De ce matériel religieux, dépend en effet le Dharma ou l’or- dre du monde, et toute erreur de manipulation pouvait entraîner des cataclysmes météoriques, des mauvaises récoltes et des famines, des guerres, l’effondrement des royaumes. On comprend ainsi que les fonctions religieuses aient toujours été considérées comme réservées à une élite et que les Brahmanes aient essayé de s’en assurer le monopole. “( Jacques Dupuis p136)

Si les mudras étaient automatiquement associées à la récitation des mantras, comme on le suppose, ces gestes devaient relever eux aussi d’une connaissance et d’un pouvoir dont le peuple était privé. Il pouvait en bénéficier par l’intermédiaire du prêtre mais non pas s’en servir comme moyen per- sonnel de communiquer avec les Dieux. Reginald Massey écrit dans son livre sur la danse Kathak , que les professeurs Brahmines ne voulaient pas que le savoir tombe dans de mauvaises mains, ce qui expliquerait l’expression allégorique des textes sacrés ainsi que l’existence des mantras, qui devaient être interprétés par des experts.

Cette précision sur le caractère magique et dangereux du matériel religieux nous donne un autre point de vue sur l’emploi conjoint des mudras et des mantras. Leur caractère codé servirait à assu- rer le côté secret et magique, dont l’usage et la compréhension auraient été réservés aux prêtres. Le peuple pouvait en recevoir les bénéfices mais ne pouvait pas en pénétrer le sens exact.

À l’époque védique, les yogis se trouvaient généralement dans les castes des Brahmanes et des Kshatryas (respectivement castes des détenteurs du savoir religieux et des guerriers). Cependant, cette pratique devait être ouverte à tous sans considération de caste. On a vu que Jacques Dupuis cite l’ascèse parmi les rites de purification, le yoga est donc lié au védisme mais cer- tainement pas comme une pratique sacerdotale. Le yoga devait être une quête spirituelle, une recherche personnelle de réalisation intérieure, d’une illumination.
Le yoga signifie littéralement ” union ” et vise la fusion de l’âme individuelle dans l’âme universel- le, ou brahman. Le stade ultime de la pratique yogique est le samâhdi, état de concentration parfai- te, où la conscience subjective est vide, les contradictions apparentes de l’existence sont dépassées, et où celui qui médite et l’objet de sa méditation ne font qu’un. Selon Patanjali, qui est le premier à en avoir formalisé les principes, le yoga est l’effort pour atteindre la perfection par la maîtrise du corps, des sens et de l’esprit. Dans les yoga-sutras ( IV-Vème siècle), il décrit des moyens indirects et directs de parvenir à la délivrance : cela va de règles élémentaires de vie, à la pratique de divers types méditations, en passant par des postures physiques et des exercices de respiration, le dernier type de méditation menant au samâdhi. Patanjali ne parle pas des mudras, mais on peut imaginer que l’exercice des mudras devait faire partie à la fois des exercices de méditation et des postures cor- porelles.
Or ce qui rend l’étude compliquée en cette matière, c’est que les mudras désignent en yoga tout autant les postures corporelles, les exercices de respirations, les bhandas (ou ligatures) que les posi- tions de mains. Les premiers traités qui parlent de mudras sont ceux du Hatha-yoga, qui formulent tardivement des positions corporelles qu’on trouvent présentes dans de très anciennes sculptures et dans les plus anciens traités comme les Vedas. Les mudras qui sont décrites dans le Hatha-yoga-pra- dipika ou la Gheranda-Samhita sont des exercices qui mêlent toutes ces utilisations du corps. Des positions spécifiques des mains y sont présentes ou non, et ne semblent pas majoritaires.
Ces exercices sont des mudras au sens où ils doivent sceller le prana (souffle, énergie vitale) à l’in- térieur du corps. Cette énergie vitale qui se trouve à la racine de notre colonne vertébrale, doit donc être concentrée à l’intérieur du corps, pour remonter le long de la colonne, à travers les chakras. Quand elle culmine dans le plus haut chakra, celui de la conscience cosmique, elle se transforme en énergie spirituelle et donne lieu à la Kundalini (énergie cosmique). Pratiquement, elle s’obtiendrait

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à travers différents exercices de stimulation de organes vitaux et notamment les organes sexuels, puisque c’est dans cette région qu’est censée reposer la force élémentaire.
Cependant, certaines écoles ont développé un yoga de la Kundalini et ont attribué un rôle plus important à la main. Selon Lothar-Rüdiger Lütke ” le yoga de la Kundalini part du principe que chaque zone de la main est une zone reflexe correspondant à une partie du corps et du cerveau. De cette manière, nos mains deviennent un miroir du corps et de l’esprit.” ( Lothar-Rüdiger LütkeKundalini p 69*).
Zone réflexe de la main (..)

Cette vision de la main en relation avec tout le corps se retrouve d’ailleurs dans la médecine indienne et dans les rituels bouddhistes ésotériques comme nous le verrons plus tard. Dans le yoga de la Kundalini, les mudras des doigts sont en lien avec une posture et en renforcent l’effet. La concentration du prana (énergie vitale) à l’intérieur du corps apporte un double éclairage sur les sens du mot yoga et du mot mudra. Yoga signifie à la fois l’ ” union ” et ” être uni “. La pratique yogique permet d’être uni en soi et de s’unir au Soi, à l’énergie cosmique et ceci grâce à une action de connexion qui est le sceau.
Cependant, il est toujours difficile de dire si le sens du mot mudra qui se dégage de la pratique yogi a initié le mot mudra comme position des mains, ou si ce sont les mudras positions des mains qui ont donné leur appellation à une pratique corporelle plus vaste. Il n’est pas de mon ressort de répondre. On peut seulement dire que c’est la pratique des yogis des temps anciens qui est à l’ori- gine d’un certains nombres de postures corporelles et de gestes des mains du yoga actuel et de dif- férentes pratiques de méditation.
La Dhyana-mudra, la Jnana-mudra ou la Chin-mudra sont des positions des mains associées à la méditation. Ces positions des mains résultaient vraisemblablement d’états particulièrement inten- ses, de moments où ces yogis se trouvaient proches de l’illumination qu’ils recherchaient. Faisant le chemin en sens inverse, on utilise ces positions pour retrouver cet état, ou en les utilisant de maniè- re symbolique pour signifier cet état. C’est pourquoi on les retrouve dans les sculptures pour sym-* Cette phrase est citée par Gertrud Hirshi dans Les Mudras. Le yoga au bout des doigts p16.C’ est pourquoi o trouve dans les sculptures pour sym-

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boliser la méditation de Bouddha, et plus largement la sagesse de nombreuse divinités bouddhiques et Dieux hindous.

La pratique ancienne des yogis devait d’ailleurs résider dans une recherche empirique, où la seule règle était l’expérimentation. Gertrud Hirshi explique concrètement cette démarche : ” Les yogis savaient depuis longtemps comment de nombreux états d’âme tels que la tristesse, la joie, la colère, la placidité,etc. s’expriment dans les gestes et les attitudes du corps et comment inversement, la psyché peut être influencée positivement par certains gestes “. (Les mudras. Le yoga au bout des doigts. p 20)

Cette liaison du corps et de l’esprit visible dans les débuts du yoga va alimenter la pratique des mudras autant dans les rituels religieux que dans la danse. L’exportation des mudras dans les pays de toute l’Asie est peut-être tout autant l’exporta- tion de symboles religieux que l’exportation de cette pensée de la liaison intime entre le physique et le spirituel.

Développement des mudras : l’utilisation thérapeutique des mudras; et les mudras entrent dans la danse.

Il n’est pas indifférent que les mudras soient également
employés de manière thérapeutique afin de remédier aux insuffi-
sances et aux maladies.
Dans la médecine indienne comme dans la médecine chinoise, les
pieds et les mains sont en étroite relation avec les organes prin-
cipaux. Ce qui est d’ailleurs à l’origine de méthodes de guérison
chinoise que nous connaissons en Occident : l’acupuncture et l’a-
cupressure. Dans les mudrâ, le contact d’un doigt avec certains
points de la main, permet de presser ou de stimuler les organes correspondant comme on pourrait le faire par l’acupuncture ou l’acupressure.
Dans l’ayurveda (médecine ancienne indienne), chaque doigt de la main correspond à un chakra de la colonne vertébrale et à un des cinq éléments. Le dysfonctionnement d’un chakra qui est aussi pré- sence insuffisante d’un élément dans le corps, peut mener à un dérangement corporel ou mental. Gertrud Hirshi explique bien le rapport entre maladie et élément quand elle dit :
” Les guérisseurs hindous considèrent chaque maladie comme une dysharmonie dans le corps de l’homme. La guérison peut avoir lieu à partir du moment où l’équilibre est rétabli. Ils avaient com- pris que la conscience crée la maladie et qu’elle est une énergie qui se manifeste selon cinq princi- pes fondamentaux ou éléments. Si l’un des éléments est trop ou pas assez représenté, une dyshar- monie se crée (la maladie), la santé est rétablie si l’on prend des mesures appropriées. ” (Les mudras. Le yoga au bout des doigts p48) Ingrid Ramm-Bonwitt décrit cette interaction en donnant un exemple : La jonction du pouce et du petit doigt permet
le retour de l’élément eau au sein du corps. Le manque de cet élément se manifeste par une bouche sèche, des yeux rouges et secs et un mauvais fonctionnement des reins. Par ailleurs, le goût est également stimulé par cette mudrâ. ” (Mudras. Le langage secret des yogis p238

Les personnes qui, comme Gertrud Hirshi se sont penchées sur les capacités thérapeutiques des mudras, se sont évidemment appuyées sur de telles théories. Les cinq éléments reflètent des prin- cipes physiques et psychiques qui agissent sur le corps. Ils sont comme les chakras, des ” images ” de processus physiologiques, énergétiques et psychiques concrets. La mudras n’agit donc pas seu- lement sur des représentations mais vraisemblablement sur le corps.

Pour finir, il me faut parler de la danse indienne qui existait vraisemblablement sous une forme ou sous une autre aux temps védiques. Les plus anciennes traces de la danse remontent comme celles du yoga à 2000 ou 2500 ans avant notre ère : ce sont les fouilles du Mohenjo-Daro qui permirent de découvrir des sculptures montrant des attitudes de danse et des postures propres au yoga.
Dans les Vedas se trouvent de nombreuses allusions aux divinités qui dansent et l’on pense que la danse était associée aux rites religieux. Si les mudras sont présentes dans la danse indienne, elles le doivent vraisemblablement à cette promiscuité entre danse et rite, à une transfusion de la gestuelle des prêtres dans la danse. Peut-être nous est-il même permis de penser que ce sont à l’origine les prêtres qui dansaient.
Dans le Natya-Shastra, premier traité de danse et cinquième Veda selon les Indiens, ces positions de mains sont décrites. Le Natya-Shastra a été composé entre le 1er siècle avant et le 5ème siècle après notre ère, à une époque où la danse, la musique et le théâtre était en plein essor dans le sous- continent indien. Il devait fixer des pratiques qui étaient en usage et en élaboration progressive depuis bien longtemps.

Ce tour d’horizon m’a permis de comprendre que les différents emplois des mudras com- prennent trois aspects fondamentaux du geste sacré, qui sont à l’origine indissolublement liés : dans les sociétés primitives, le geste rituel est à la fois religieux, dramatique et thérapeutique.
Les phénomènes de transe, que ce soit dans le chamanisme ou dans les rites de possession, appa- raissent en ce sens comme relativement caractéristiques : l’homme ou la femme qui est possédé entre en communication avec un esprit (c’est le religieux), moyennant quoi il manifeste une attitu- de singulière, se déplace et agit pour un moment comme l’esprit et ceci sous le regard de la com- munauté : c’est l’aspect dramatique ou théâtral. Enfin, entrent en transe des personnes particulières : pour les communautés concernées ce sont des êtres élus, pour nous ce sont des personnes qui en ” ont besoin “, parce qu’elles éprouvent un déséquilibre qui peut trouver une résolution dans la transe. A travers cette catharsis, l’individu expulse des tensions qui sinon, seraient insupportables mais il libère également la communauté qui reçoit les bénéfices de cette transe. C’est l’aspect thérapeutique.
Les mudras permettent de communiquer avec les Dieux dans les rituels. Elles ont une fonction dra- matique dans les danses indiennes, puisqu’ils s’adressent à une communauté de spectateurs. Elles sont thérapeutiques dans le yoga ou la médecine. Si la mudra peut nous apparaître comme un geste policé par rapport à la transe, un geste qui se serait progressivement affiné et civilisé, elle a gardé les fonctions multiples des gestes primitifs, fonctions qui se sont cristallisées dans les domaines de l’art, de la religion et de la médecine. Cependant, la mudra garde des traces vivaces de cette liaison entre le religieux, le théâtre et le soin.
Mon intérêt pour les rapports entre langage gestuel et production du sens me portera à étudier le domaine religieux et le domaine théâtral de manière privilégiée, même si un détour sur les fonctions thérapeutiques de la main me semble bien éclairer ce qui va suivre. J’étudierai donc les mudras comme gestuelle religieuse puis comme gestuelle théâtrale tout en suivant le fil rouge du ” geste sacré “.

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LES MUDRAS COMME GESTUELLE RELIGIEUSE

LES MUDRAS COMME GESTUELLE RELIGIEUSE, UNE INTRODUCTION  Les mudras dans l’hindouisme, le bouddhisme et le yoga.

L’utilisation des mudras par les prêtres védiques nous apprend que ces gestes sont des ” sceaux ” et qu’ils accompagnent la récitation des mantras. Cette association mantra-mudra est encore présente aujourd’hui dans les pratiques religieuses hindouistes, mais également dans le bouddhisme tibétain, japonais et dans les cultes hindouistes et bouddhiques de Bali. L’exécution des mudras et la pro- nonciation des mantras participent de rites, qui comme on va le voir, visent la fusion avec l’esprit divin, ou suprême. Elles sont donc en étroite relation avec la pratique yogique, qui par sa définition même est recherche de l’union. Le yoga originaire de l’Inde s’est en effet, intiment mélangé avec les pratiques de méditation et les rites de ces religions. On retrouve ainsi des points de ressemblance entre le yoga et mais également entre le bouddhisme et l’hindouisme.. Dans cette image, on voit un prêtre hindouiste de Bali faire le Prana-yama qui est un exercice de respiration du Hatha- Yoga : il s’agit de fermer une narine avec les deux doigts (formant ainsi une mudra) et d’inspirer avec l’autre narine. Il faut ensuite retenir son souffle, puis boucher la deuxiè- me narine afin d’expirer par la première. Cet exercice de respiration vise l’acquisition de pouvoirs psychiques. Pendant la cérémonie le prêtre balinais fait seulement le geste sans respirer.

12Union de l’homme et du dieu Shiva.

Il existe également des points de ressemblances entre les pratiques bouddhiques et hindouistes. A Bali toujours, on remarque que les rites de prêtres bouddhiques et des prêtres shivaïstes sont proches. La base en est l’utilisation conjointe des mantra et mudrâ, un certain nombres d’instruments de culte, et évidemment le but poursuivi, même si dans un cas la recherche de fusion s’exprime en direction du Bouddha Vaïrochana, (Bouddha du savoir ésoté- rique) et dans l’autre en direction de Shiva ( un des principaux dieux hindous) .

Si le bouddhisme a pu être considéré comme une alternative religieuse à l’hindouisme et vraisemblablement au pouvoir brahmanique, il n’en reste pas moins qu’il a comme terre d’origine l’Inde et qu’il s’est édifié à partir des conceptions métaphysique de la civilisation brahmanique. Au VIème siècle avant notre ère, Gautama Bouddha prenait la voie de nombreux renonçants de son époque, afin de découvrir le secret de la cessation de la douleur. L’idée que l’existence est assujettie au cycle sans fin des renaissances, et qu’il faut s’en libérer parce que toute vie est souffrance, était évidemment une conception de l’Inde brahmanique. Aujourd’hui, les pratiques rituelles qui visent la fusion avec le divin, sont aussi des moyens de s’abstraire de ce cycle de renaissances et d’atteindre la délivrance. Jacques Dupuis explique ainsi cette proximité de départ entre les deux religions: “Sauf pour les brahmanes, la question d’un choix entre le bouddhisme et brahmanisme ne se posait pas nettement (…) La vérité est que le bouddhisme n’a jamais interdit à ses fidèles de pratiquer une autre religion. Ceci nous explique que dans la réalité les bouddhistes sont aussi des hindous et que lorsque la doctrine du Bienheureux s’est répandue en dehors d’Inde, en Chine au Japon, à Ceylan, en Asie du Sud-Est (où elle a été largement remplacée par l’islam), ce type de co-existence polymorphe a survécu. ” ( Jacques Dupuis Une introduction à la connaissance du monde indien p 131).
En Inde, bouddhisme et brahmanisme sont donc mutuellement influencés jusqu’à ce que le bouddhisme disparaisse du pays au XIIème siècle.
Ce qui démarquait le yoga et le bouddhisme des origines, du brahmanisme, était l’absence de croyance dans les divinités, la méditation devant mener à une union avec l’esprit cosmique et non avec un dieu particulier. Le bouddhisme va cependant évoluer au fil du temps : c’est ainsi qu’apparaîtront de nombreuses divinités comme nous allons le voir.

Le voyage des mudras en Asie.

Le voyage des mudras dans les pays d’Asie est probablement du à la formidable extension de la religion bouddhique vers le Sud et vers le Nord de l’Asie. Dès le 1er siècle de notre ère, les prêtres bouddhistes vont à Ceylan, en Birmanie, en Thaïlande au Cambodge et en Indonésie pour enseigner la Loi bouddhique. Ils parviennent également en Chine où le bouddhisme connaîtra un grand épanouissement, ce qui permettra enfin sa propagation en Corée et au Japon.
C’est aussi aux premiers siècles de notre ère que l’image canonique du Bouddha se constitue : elle est représentée, sculptée dans des œuvres architecturales et artistiques. Les mudras devaient apparaître dans ce cadre -hormis celui des rituels qui devaient également être transmis- puisque elles servaient à raconter les épisodes les plus célèbres de la vie de Bouddha. Les mudras du Bouddha sont intéressantes car elles sont censées imiter des gestes faits par le Bienheureux : elles servaient ainsi à répandre l’enseignement bouddhique et à véhiculer les plus importants symboles de cette religion. Le symbolisme inhérent aux mudras fut sujet à de nombreux développements puisque le boud- dhisme ne se présente pas comme un corpus de dogmes bien établis et qu’il prit des voies diverses, suivant les écoles et les lieux.

13En effet, quelques siècles après la mort de Bouddha, des dissensions apparurent au sein de la communauté monastique bouddhique, ce qui provoqua la création de différentes écoles ou sec- tes. Cet éclatement marque au début de notre ère un renouvellement des conceptions bouddhiques. C’est le tournant doctrinal du Mahâyâna, qualifié par ses adeptes de ” Grand moyen de progression vers le salut “. A l’idéal du renonçant qui ne peut obtenir la délivrance que par la voie érémitique, le Mahâyâna substitue en effet la figure du Boddhisattva (ou saint bouddhique) qui œuvre dans ce monde pour le salut de tous les êtres. Le bouddhisme devient alors une religion bâtie sur la foi et la dévotion : chaque être humain participe de la ” bouddhéité ” et peut réaliser la ” nature de boud- dha ” qui est en lui. Cette évolution est marquée par la divinisation du Bouddha qui était considéré à l’origine comme un simple mortel, saint peut-être, mais humain. Et avec cette divinisation, la création d’un véritable panthéon bouddhique : les nombreux bouddhas apparaissent alors comme les réalisations de divers moments caractéristiques de la carrière du seul et unique Bouddha. Vaïrochana, Amithâba sont de ces bouddhas qui jouissent alors de cultes divers, tout comme de nombreux boddhisattvas : ils vont être représentés eux aussi avec des gestes codifiés, soit qu’ils empruntent les mudras du Bouddha historique, soit qu’ils aient des gestes spécifiques.
C’est le bouddhisme du Mahâyâna qui fut exporté en Chine et au Japon, et qui est aujourd’hui majoritaire.

Mon étude portera d’abord sur les mudras dans l’iconographie bouddhique et notamment les mudra qui racontent la vie de Bouddha. Des comparaisons avec les mudras hindoues et la ges- tuelle chrétienne permettront de réfléchir sur les codes du vocabulaire gestuel et sur les processus de symbolisation. L’étude de ces mêmes mudras dans les écoles bouddhiques japonaises, et particulièrement la secte shingon fera apparaître de manière plus précise, la définition de la mudra comme sceau, ces positions des mains reliant l’humain et le divin d’une part et organisant l’unité au sein de l’homme d’autre part. Ceci nous amènera logiquement aux mudras des rituels, et nous com- prendrons alors quel rôle mudras et mantras ont, dans ce désir de fusion avec le divin.

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LES MUDRAS DANS L’ICONOGRAPHIE RELIGIEUSE.

Dans les représentations iconographiques, les mudras permettent d’exprimer la nature et la fonction des divinités. Dans le cas de l’art bouddhique, elles furent d’abord employées afin d’é- voquer la geste de Bouddha. Elles ” forment un vocabulaire symbolique, d’emblée intelligible pour le dévot, et associé aux attitudes canoniques admises pour la représentation du Bienheureux ” (ABCdaire du Bouddhisme p22). Ainsi, de célèbres épisodes de l’existence de Bouddha peuvent être relatés : méditation sous l’arbre de Bodhi, prise à témoin de la Terre, premier prêche à Sarnath… Ces représentations ont servi l’expansion du Bouddhisme dans les pays d’Asie, puisqu’elles met- taient en images les récits et légendes transmis par les prêtres. On retrouve ici la même vocation que dans l’iconographie chrétienne : l’image était censée se substituer aux textes auxquels n’avait pas accès les gens du peuple, elle assurait ainsi la transmission religieuse.
Dans le même temps, l’attitude donnée par la main exprime un concept religieux : en effet, chaque fait de la vie de Bouddha dessine une conduite spirituelle, un rapport au monde et aux hommes dont le croyant peut s’inspirer. Ces concepts sont devenus plus élaborés dans les sectes ésotériques parce que ces sectes attribuent aux mudras du Bouddha historique un sens complexe, correspondant à une vision cosmique et religieuse qui leur est propre.
Dans le domaine ésotérique l’emploie du symbole est plus radical que dans le domaine exoté- rique*1. Dans Langage des signes, Georges Jean écrit à propos des sciences occultes : ” Le symbole ne se contente pas d’être le signe de la chose ou de l’idée qu’il représente, il prétend s’y substituer. Il devient la chose elle-même ” ( Georges Jean p124).

En effet, l’emploi des mudras dans la secte japonaise shingon montre que ce n’est pas la pose de la main qui évoque l’attitude du Bouddha, mais bien le Bouddha qui est déjà symbolisé dans la main. Du coup, le signe n’évoque pas seulement le Bouddha, d’une certaine manière, il le réalise.

L’étude de l’iconographie bouddhique est intéressante de ce fait, car on peut y observer comment les mudras primitivement reliés à la vie du Bouddha historique sont interprétées de manière de plus en plus conceptuelle. Ceci a vraisemblablement à voir avec les développements spéculatifs du Mahâyâna et la création de différentes figures de vénération. Les mudras seront donc d’abord expliquées par rapport à l’histoire du Gautama Bouddha, puis selon l’interprétation qu’ont pu en faire les sectes du Mahâyâna, et en particulier la secte japonaise shingon, secte particulière- ment prodigue dans l’emploi des mudras, et particulièrement élaborée dans le sens qu’elle leur attri- bue.

Les Mudras comme moyen de raconter la vie de Bouddha : de l’histoire au symbole.

Dans la Bhûmishparsha-mudra, on voit le Bouddha toucher le sol de sa main droite : c’est la mudra de prise à témoin de la terre. Elle correspond au moment où Bouddha décide de méditer jusqu’à ce qu’il trouve le secret de la cessation de la dou- leur. Il prend la terre à témoin des mérites qu’il a accumulés lors de ses précédentes incarnations. La tradition dit également qu’il prit la terre à témoin, face au démon tentateur Mara, qui lui dis- ait que même le bout de terre sur lequel il était assis ne lui appar- tenait pas. La terre répond suivant les récits, en proclamant que Gautama Bouddha de par ses expériences passées a le droit de s’asseoir sur ” le trône de diamant ” ou en envoyant une armée de divinités qui tuent les démons de la horde de Mara.

Quelques soient les récits, la mudra de prise à témoin de la terre symbolise la fermeté, la résolution de Bouddha et est annonciatrice de l’imminence de l’Eveil. C’est en effet, à l’issue de cette méditation que Bouddha formulera les quatre nobles vérités.

* exotérique : se dit de doctrines enseignées au public, vulgarisées (Petit Robert)

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La Dhyana-mudra est le geste de Bouddha dans sa méditation. Cette pose des mains est intéressante car elle est couramment employée par les gens qui méditent. C’est une mudra qu’on retrouve dans le zen par exemple qui a centré sa pratique sur la méditation. Cette pose est généralement considérée comme permettant la réunion et la circulation de l’énergie.

Selon Louis Frédéric, ” c’est une position qui était naturellement prise dès avant son époque, par les yogins pendant leurs exercices de méditation et de concentration. ” (Les Dieux du Bouddhisme p42)

On verra comment cette position des mains se retrouve avec des variantes chez Amithâba, le Bouddha de l’au-delà et prend de nouvelles significations dans les sectes ésotériques japonaises.

Le caractère concret de ces gestes me pousse à les citer en exemple, puisque le passage d’un geste ” naturel ” ou en tout cas pratique à un signe évoquant une attitude religieuse -ferme volonté, méditation intense- est net. On conçoit que ces mudras soient tout à fait lisibles pour le croyant qui les met en rapport d’une part avec l’histoire du Bouddha, mais également avec une expérience qui, si elle ne lui est pas propre, est en tout cas accessible.

Certaines mudras ne correspondent pas à un moment précis de l’histoire de Bouddha mais évoquent un mode de vie ou une qualité qui lui est propre.

C’est le cas de la Buddhapâtra-mudra ou mudra du bol d’aumônes. Les mains sont disposées de telle manière qu’elles pourraient tenir ce réceptacle à nourriture. Le bol est d’ailleurs souvent présent dans l’iconographie. Bouddha était un mendiant et dans le bouddhisme, la mendicité est une action vertueuses.

C’est le moyen de mener une vie sans attache et d’exercer un contrôle sur ses pensées et ses sens. Bouddha en demandant l’aumône faisait également œuvre de charité, puisqu’il permettait à ceux qui lui donnaient de gagner le salut. Dans ce cas, la position des mains est à la limite du mime, qui évoque en le modelant un objet inexistant.

Lorsque le bol d’aumônes est représenté, il est ce qu’on appelle un attribut : en effet, sont attribuées à toutes les divinités hindouistes et bouddhiques des objets, des éléments cosmiques, des animaux qui les évoquent. Les mudras servent à les représenter ou encore à les tenir, ce qui fait que la mudra est elle-même parfois désignée comme un attribut.

Abhaya

Abhaya-Varadra

Varadra

L’Abhaya-mudra symbolise respectivement l’absence de crainte, la protection, la paix et la Varadra-mudra la charité, la compassion. Elles sont d’ailleurs régulièrement associées. Ces sont deux grandes qualités du Bouddha et pourrait-on dire des qualités universellement divines. Elles sont présentes dans toute l’iconographie hindoue où elles ont les mêmes significations.

L’Abhaya-mudra ressemble d’ailleurs au geste chrétien de bénédiction qui comme le geste de Bouddha assure au fidèle protection et bienveillance.
Cette communauté de sens tient vraisemblablement au fait que ce geste ait couramment été utilisé par les hommes entre eux, parce qu’il signifiait de manière simple la non-agression : ” Cette mudra qui paraît de prime abord un geste naturel fut probablement utilisé dès la préhistoire en signe de bonne intention : la main levée et sans arme propose l’amitié ou tout au moins la paix. Ce fut également lement, depuis l’Antiquité un geste affirmant la puissance : c’est la magna manus des empereurs romains, qui légifère et donne la paix en même temps.” (Louis Frédéric Les Dieux du Bouddhisme p37).)

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Celui qui offre sa bénédiction est donc caractérisé par sa puissance. Nous retrouvons ce même sens dans l’imposition des mains des chrétiens.
” L’imposition de la main ou des mains au-dessus de la tête affirme et transmet un pouvoir. Ce geste est réservé à des person- nages que leur nature et leur fonction ont doté d’un savoir et d’une autorité. ” (François Garnier Le langage de l’image au Moyen- Age p 196)

La main de Shiva en Abhaya-Mudra est aussi symbole de sa puissance, par cette main qui protège, il a le pouvoir de préserver l’ordre du monde.

Dans ce cas-ci, la pose des mains aurait évolué du signe de non-agression, à celui de protection, impliquant du coup la puissance de celui qui protège.

Au cœur de la mudra , nous trouvons un processus fort de symbolisation. Un geste quotidien qui a du sens par rapport à une réalité pratique est figé dans une forme et un sens précis pour devenir symbole.
Le fait que les mains soient le lieu privilégié de cette expression symbolique, tient certainement au fait que la main est partie prenante du geste lui-même, et que du certaine manière elle peut le minia- turiser. C’est comme si dans la position de la main figée, se trouvait à l’état embryonnaire le geste amplement déployé. D’autre part, les mains par les innombrables variations qui peuvent être les siennes sont propices à un langage formalisé. La convention qu’implique toute création de langage y trouve aussi un terrain privilégié.

On pourrait ainsi rechercher dans les différentes mudras, le geste qui l’a fait naître et voir comment il a été codifié.

L’Abhaya-mudra est selon Louis Frédéric d’abord un signe de non-agression. Qu’il atteste symbo- liquement de la puissance protectrice d’un individu ou d’un Dieu, explique que cette main reste en hauteur. Dans l’imposition des mains des chrétiens, la main est souvent située légèrement au-dessus de la personne, à laquelle ce geste s’adresse.

Dans la Varadra-mudra, on reconnaîtrait la position d’une main qui offre un présent. La paume ouverte vers le bas semble recueillir et tendre un objet. Elle symbolise en effet la charité des dieux : chez les dieux hindous, elle représente la volonté d’exaucer les vœux des hommes, chez Bouddha la décision de se consacrer à leur salut.

L’étude des enluminures chrétiennes du Moyen-Age, met bien en valeur la codification de gestes quotidiens ou d’attitudes corporelles expressives, dans un but narratif. On remarque ainsi que la main présentée de dos est au contraire un signe de refus. Dans cette image dont la légende est ” Le peuple ne peut souffrir la grande clarté de la parole des bons prélats “, on voit que l’attitude corporelle de retrait de l’homme et de la femme, est renforcée par l’orientation des mains, dont la paume est rejetée vers l’intérieur. Le recul ou la rétractation du corps qui est la forme la plus pulsionnelle du refus ou de la répulsion, permet ici d’identifier le sentiment. Cette expressivité permettait vraisemblablement de rendre ses images lisibles pour tous les croyants. 17

On peut voir aussi que la même attitude de refus peut être codifiée par la seule orientation de la main. Dans cette image, ” Dieu bénit les bons chrétiens de la main droite “, sa paume est ouverte, quand il ” rejette les mauvais princes, les usuriers et les voleurs de la main gauche ” et il montre le dos de la main. C’est cette symbolisation par la main, d’une attitude plus générale qu’on peut percevoir dans les mudras. Cette référence au geste réelpeut cependant complètement disparaître dans certaines mudras, preuve que plus on développe le langage gestuel, plus celui-ci tend vers l’abstraction. En effet, à partir du moment où je fixe ” telle position de mains ” pour ” tel sentiment “, je peux créer d’innombrables variantes qui ne signifie- ront plus qu’en fonction du premier geste.

Les premières représentations du Bouddha devaient vraisemblablement leur efficacité à la simplicité du code gestuel et au fait qu’il fasse le plus souvent référence à un geste physique. De plus, en évoquant l’histoire de Bouddha, elles étaient pour les fidèles des modèles visibles d’aspira- tions spirituelles. Le symbole contenu par la mudra appelle une réponse mentale chez le spectateur, qu’il représente un espoir, une promesse, un modèle à appliquer, il suscite chez lui une émotion, ou une prise de conscience. On imagine assez bien qu’elles sont encore aujourd’hui un rappel pour le croyant, des préceptes qui doivent diriger sa vie, un exemple de conduites et de valeurs idéales. Ainsi le code gestuel ne sert pas seulement à signifier une attitude au sein de l’image, il s’élabore aussi en fonction du regard du croyant.
L’ Abhaya-mudra en exprimant l’absence de crainte du Bouddha est censé procurer ce même sen- timent à celui qui la regarde. C’est pourquoi elle est également signe de protection..

Les différentes façons d’interpeller le croyant peuvent être visibles dans la position de la main. Dans l’iconographie hindouiste la Chin-mudra (ou geste de transmission de la doctrine) est exécutée en direction du croyant. La main dans la même configuration mais orientée vers le dieu lui-même à hauteur de la poitrine est appelée Jnana-mudra et symbolise la sagesse du Dieu. D’un côté le croyant est interpellé et appelé à recevoir l’enseignement délivré par le Dieu, de l’autre il est pris à témoin de la sagesse du Dieu, ce qui vraisemblablement suscite sa vénération. On pourrait donc percevoir dans l’orientation des mains, des gestes qui appellent la participation directe du spectateur, la Chin-mudra ne prenant finalement sens que si un homme se met en face du Dieu pour ” recevoir le savoir “, et des gestes qui le convoquent comme
spectateur des qualités du Dieu.

Le vocabulaire des mudras produit donc du sens à l’aide de l’espace, et cet espace a comme fondement et référence première le corps de celui qui l’exécute.

En ce sens, on retrouve dans le vocabulaire des mudras, cette
capacité de l’homme à concevoir et organiser l’espace en fonction de
son propre corps.
Ainsi Marcel Jousse écrit-il :
“Et l’homme va partager le monde selon sa structure bilatérale : il crée la droite et il crée la gauche, il crée l’avant et l’arrière, il crée le haut, et il crée le bas. Avec au centre l’homme qui fait le partage “(Marcel Jousse L’anthropologie du geste p203)


L’homme fait le partage du monde et il le peuple de sens. A fortiori le domaine religieux est un domaine privilégié de cette organisation, puisqu’il définit l’espace du monde divin, celui du monde humain, et celui de leur réunion possible. Les mudras à la fois comme langage de signes opérant dans l’espace, et comme symboles religieux expriment d’autant mieux cette conception duale du monde.

18 Les mudras dans l’iconographie apportent donc des éléments de compréhension de ce qu’on peut appeler gestes sacrés. Les signes du Bouddha qui viendraient à l’origine des gestes natu- rels, sont reliés à la vie du Bouddha et deviennent par là même, symboliques d’une conduite spiri- tuelle. Leur signification s’ancre donc sur une culture donnée (le fonds historique et religieux de la vie de Bouddha) mais également sur une codification des gestes qui comprend des unités ( ce sont les formes spécifiques de la main dans les mudras), mais aussi un début de syntaxe (l’orientation de la main dans l’espace produit du sens). Pour toutes ces raisons, les mudras ont une valeur commu- nicative et suscitent une réponse mentale de la part de l’homme qui les regarde. On remarque en outre que la structure symétrique du corps de l’homme l’amène à définir des directions qui nour- rissent le dualisme inhérent aux religions, qui, étymologiquement relient deux domaines apparem- ment distincts celui des hommes et celui des Dieux.

Les mudras de Bouddha dans le domaine ésotérique : réunion du monde divin et du monde humain.

Dans le bouddhisme ésotérique, l’univers est régi par deux principes majeurs, comparables au Yin et au Yang chinois, qui trouvent une expression dans les deux mandalas Garbhadhâtu et Vajradhâtu traduits dans le livre d’Ingrid Ramm-Bonwitt comme le ” mandala du Giron maternel “, et le ” mandala du Diamant “.( Mudras La langue secrète des yogis p245)
Ces deux principes féminin et masculin sont symbolisés par chaque main, la droite correspondant au monde du diamant et la gauche au monde du giron maternel ou de l’embryon suivant d’autres traductions. Les mains sont investies de tout un réseau symbolique, puisque elles symbolisent alors les réalités que recouvre chaque mandala.
Les doigts enfin symbolisent les cinq grands Bouddha du bouddhisme ésotérique, et les cinq sor- tes d’intelligence qui leur sont propres, les cinq éléments mais aussi cinq types d’existence. En un mot et selon l’expression d’Ingrid Ramm-Bonwitt, les mains sont ” symboles du Cosmos “.

Main gauche Le Giron maternel Le monde des êtres vivants La lune L’intuition La passivité Le féminin Le monde tel qu’il est La multiplicité L’objectivité Oui

Main droite

Le Diamant
Le monde des Bouddhas Le soleil
La connaissance L’activité
Le masculin
Le monde tel qu’il paraît L’unité
La subjectivité non
Cette polarité des mains va nourrir toute l’interprétation des mudrâ dans les sectes ésoté- riques. En reprenant certaines mudras dont nous avons parlé précédemment, nous allons voir com ment elles s’intègrent dans ce réseau symbolique.

La Dhyâna-mudra, ou mudra de la méditation, est très couramment associée au Bouddha Amithâba dont le culte est très répandu au Japon. Dans ce cas, la mudra symbolise la méditation mais également l’accueil dans la Terre pure. Amithâba est en effet le grand Bouddha de la compassion, qui promet aux hommes un paradis après leur mort. Dans les variantes de la Dhyanâ-mudra -ou Jo-In en japonais les mains forment deux cercles qui se rejoignent, chaque cercle étant formé par la jonction du pouce et d’un autre doigt.

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Le cercle est symbole de perfection et représente la loi bouddhique. Selon le symbolisme inhérent à chaque main, la main gauche symbolise la loi humaine de Bouddha, et la main droite, la loi divi- ne de Bouddha. Reliés par la Dhyâna-Mudra, ces deux cercles expriment l’harmonie des deux lois et des deux mondes, et en définitive l’identité de l’homme avec le Bouddha Amithâba qui est toute délivrance et toute compassion.

Nous voyons une même évolution d’une autre pose du Bouddha : l’Abhaya-Varadra mudrâ ou Raigo-In.

Pour les variantes du Raigo-In, la main droite élevée symbolise selon Ingrid Ramm-Bonwitt, la recherche de l’Eveil, les cinq doigts de cette main figurant le monde des Bodhisattva ( saints du pan- théon bouddhique), des bouddha exotériques et ésotériques. La main gauche dirigée vers le bas, représente le monde des êtres humains, les cinq doigts symbolisent alors le monde des hommes, des divinités*, des morts, des animaux et des êtres infernaux (Mudras La langue secrète des yogis p258).
En plus d’une polarité droite/gauche, nous trouvons dans cette mudra une polarité haut/bas. Les Raigoin symbolisent ainsi la descente d’Amithâba sur la terre pour chercher l’âme des morts. Le mouvement suggéré par la juxta- position des deux mains, l’une vers le ciel, l’autre vers la terre indique claire- ment cela.
Nous voyons dans cette image une communication très forte entre les mains d’Amithâba et de celle du fidèle (en Anjali-mudra), qui crée un véritable mouvement ascendant. En même temps, Amithâba semble tendre la main au fidèle pour l’emmener dans son paradis qu’il semble désigner de l’autre main.

Ces mudras s’intègrent d’ailleurs dans un
corpus plus vaste, puisqu’elles permettent
de représenter les différents degrés d’acces-
sion au paradis. Elles forment ainsi les
mudras d’accueil parmi lesquelles sont
ajoutées les variantes de la Virtaka-mudrâ,
autre pose canonique du Bouddha. Celle-ci correspond initiale- ment au geste de la discussion de la doctrine et symbolise la capa- cité de persuasion du Bouddha.

De nombreuses interprétations existent sur ces mudras d’accueil : pour certains, les classes accueillent par ordre d’importance les fidèles les plus sincères jusqu’aux laïcs qui ont prononcé au moins une fois au moment de leur mort l’invocation au nom d’Amithâbaa. Pour d’autres, la plus haute classe est réservée aux fidèles d’Amithâba avec les degrés

* Si dans le Raigo-in, la main gauche symbolise aussi le monde des divinités, c’est certainement parce que ces divinités sont perçues appartenant aux croyances et aux illusions des hommes, par opposition aux bouddhas qui sont considérés comme la seule réalité trans- cendante. Celles-ci correspondent vraisemblablement aux divinités indigènes des peuples chez lesquels le bouddhisme a pénétré, et qu’il a intégré à ces conceptions.

propres à la maturité et à la perfection de chaque fidèle, la deuxième classe aux âmes errantes et la troisième aux animaux. A l’intérieur de chaque classe, il y a en effet trois degrés correspondant à la plus ou moins grande perfection des êtres qui y sont reçus.
Les plus représentées sont les trois premières mudras , c’est-à-dire les trois différentes poses où le pouce touche l’index. Louis Frédéric écrit à ce propos:

” Il est également probable que les artistes eurent à cœur (…) de montrer comment les fidèles les plus méritants étaient accueillis dans la Terre pure, ce qui leur permettait de réaliser une image du paradis plus frappante et surtout plus représentative aux yeux du peuple (et sûrement à leurs prop- res yeux) “. (Louis Frédéric Les Dieux du Bouddhisme p124)

On peut voir que les trois mudras du Bouddha primitif sont utilisées de telle sorte que leurs signi- fications premières ( méditation, charité et protection, enseignement de la doctrine) sont présentes mais à l’arrière-plan : ce sont d’abord des sceaux qui relient le monde divin et humain. De plus, en formant les mudras d’accueil, elles deviennent un vocabulaire de signes extrêmement codé, intelli- gible seulement par un petit nombre de fidèles. Bel exemple d’un développement du vocabulaire vers des signes de plus en plus élaborés. Elles correspondent bien en outre à l’évolution du boud- dhisme vers des tendances de plus en plus spéculatives.

En liant le monde humain et le monde divin, les mudras affirment que la sagesse réside dans le dépassement de la dualité. Selon la doctrine ésotérique, les mandala du Giron Maternel et du Diamant ne sont contradictoires qu’en apparence, ils sont pour celui qui sait le voir dans une har- monie absolue. Les deux mains réunies par le sceau de la mudra attestent de cette harmonie, prou- vent l’identité de l’homme et du Bouddha. La mudra est une expression on ne peut plus claire, de ce qu’on peut être un signe religieux : c’est celui qui réunit l’homme et la divinité.

En ce sens, l’Anjali-mudra ou Gasshô-In est un très bon exemple par sa simplicité et le caractère quasi-universel qu’il détient. C’est la mudra de l’offrande et de la vénération. Les deux mains jointes comme pour le geste chré- tien de prière sert dans toute l’iconographie bouddhique et hindoue pour désigner les orants.

C’est aussi une pose de mains couramment utilisée dans la vie quotidienne :
“Cette mudra universellement utilisée par le commun des mortels en Inde et dans le Sud- Est asiatique pour la salutation, évoque une offrande ( de bons sentiments, de sa person- ne…) et indique également la vénération si elle est faite à hauteur du visage ” ( Louis Frédéric Les dieux du Bouddhisme p44).

Dans la secte Shingon cette mudra sert à dési- gner les boddhisattvas qui affirment par ce geste de réunion des mains gauche et droite, leur connaissance et leur sagesse : il n’y a pas de différence entre le bien et le mal, le pur et l’impur, le monde matériel et le monde trans- cendant, mais seulement le dépassement de la dualité et l’unité de l’esprit.

Or, chaque mudra de réunion des deux mains est aussi une affirmation de la capacité de l’homme à réaliser la nature de Bouddha qui est en lui. Si l’homme fait un avec la divinité, c’est qu’il a en lui caché une part de divinité, qui demande à être développée.

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Or au sein de l’Anjali-mudrâ des fidèles de l’hindouisme, nous retrouvons en fait la même idée que dans le bouddhisme ésotérique. David Bolland écrit ainsi dans son guide sur le Kathakali :
“Les indiens se rappellent constamment, en accomplissant leur geste de salut quotidien les mains en Anjali, la part de divin qui est en eux”. (David Bolland Un guide de Kathakali p144)

Ce geste de salut, de prière, ou encore de vénération est porteur de ce qui peut être la plus grande affirmation religieuse : l’homme n’est pas séparé des Dieux mais reliés à eux et cette liaison lui per- met de développer l’aspect divin qui est en lui.
Dans le Zen, la Gasshô-In permet de réunir deux aspects de l’homme, ce qui est intuitif et ce qui est raisonné*. Il s’agit donc toujours dans ce geste de faire l’expérience de l’unité. On comprend que ce geste extrêmement simple favorisant la concentration dans l’exercice de prière ou de méditation, soit pour la personne qui le fait réunion de forces contradictoires et source de paix.

Dans l’histoire de la chrétienté ce geste apparaît d’abord comme signe d’acceptation et de soumis- sion à la puissance d’un souverain dans le système féodal. Ce même sens se retrouve quand ce geste devient un geste canonique religieux, le chrétien étant alors perçu comme vassal du Dieu. De même que l’imposition de la main est un geste de puissance, les mains rejointes sont un signe d’accepta- tion de cette puissance. On peut penser dans ce sens que le croyant ne peut accepter d’être soumis à une force aussi grande, s’il ne l’accepte pas ” en corps et en esprit “.

L’homme doit être uni en lui-même avant d’être uni avec la divinité. Nous touchons ici à un point fondamental pour comprendre le sens de la mudra comme sceau, le geste devenant le lieu de réunion entre l’homme et le Dieu, mais également de réconciliation au sein de l’homme. La gran- de idée du bouddhisme shingon de dépassement des dualités met en avant des caractéristiques du geste des mains qui ne sont pas propres qu’à son périmètre religieux. On peut aller plus avant dans cette idée de faire corps et âme avec la divinité, en étudiant l’inscription des mudras dans les rituels des prêtres shingon.

* Cette polarité renvoie vraisemblablement à la correspondance entre les mains et les deux hémisphères du cerveau. Des études sur le cerveau ont permis de montrer qu’à l’hémisphère gauche du cerveau correspondait de manière privilégiée une appréhension ration- nelle et analytique des objets, tandis que l’hémisphère droit permet une appréhension plus intuitive.

Les mains comme les yeux sont en liaison inversées avec les deux hémisphères (hémisphère gauche pour main et œil droits et inversement). Ceci expliquerait la bi-partition symbolique qui est faite entre les mains gauche et droite, dans le Gasshô-In et dans les autres Mudras ; la main qui correspondrait à l’aptitude plus rationnelle de l’homme étant d’ailleurs toujours valorisée.

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FAIRE CORPS ET ÂME AVEC LE DIVIN. ETUDE DES GESTES DANS LES RITUELS SHINGON.

” Maintenant s’ouvre le magasin des paroles mystiques
Où les trésors cachés viennent tous au jour,
Où toutes les vertus et les puissances se concrétisent.
Les Bouddha dans les innombrables royaumes bouddhiques
Ne sont pas autre chose que l’Unique Bouddha au fond de notre âme ; Et les lotus d’or, aussi nombreux que les gouttes d’eau de l’océan, C’est notre corps. “

Kobo Daishi *1

La “compréhension silencieuse”de l’enseignement ésotérique.
Tandis que les quelques sectes ésotériques japonaises comme le Tendai, Zen, Jodo, Shin utilisent principalement les mudras comme signes métaphysiques dans l’iconographie, la secte shingon uti- lise d’innombrables mudras dans son rituel, pour relier le croyant au monde divin.

Selon Ingrid Ramm-Bonwitt, l’importance des mudra dans le bouddhisme ésotérique est du à l’i- dée que ” l’enseignement secret ne peut être transmis de manière verbale, mais à l’aide de symboles qui parlent à l’inconscient “.( Ingrid Ramm-Bonwitt Mudras. La langue secrète des yogis p243). En effet le mot apparaît comme trop caractéristique, trop sélectif pour signifier la multiplicité de la réalité. Les mains peuvent être l’outil privilégié de ce langage symbolique qui permettrait de saisir et trans- mettre ” la pure et indéterminée vérité (qui) gît au-delà de ce qui peut être dit avec les mots “.(Ingrid Ramm-Bonwitt p143)

Langage symbolique donc parce qu’il correspondrait mieux à la nature de l’enseignement spirituel, mais certainement aussi parce que les signes symboliques des mains peuvent assurer le caractère secret de cet enseignement. Tandis que le mot est plus où moins intelligible par tous, le signe des mains crée dans le cercle fermé du bouddhisme ésotérique ne peut être compris que par les initiés. L’accès au symbole est en ce sens une quête et elle procède d’un mérite. L’initiation procède donc d’un double effort : celui de l’engagement dans la vie monastique, mais également effort pour comprendre de manière intuitive, sans demander d’explication verbale. Ceci se réfère à la tradition de ” compréhension silencieuse ” prétendument initiée par Bouddha. Une anecdote célèbre sur l’enseignement de Bouddha à ses disciples montre que le Bienheureux tient à une transmission d’ ” âme à âme “, qui ” échappe à toute description et reste fermée à tous ceux qui ne sont pas devenus des maîtres grâce à une longue pratique “. (Karlfried Dürckeim Le mer- veilleux chat p60 )*2

Quand Yoshi Oïda raconte son initiation aux rituels shingon, il emploie pour cette transmission une métaphore intéressante :
” C’est une transmission personnelle du maître au disciple, comme de l’eau qu’on verse d’une main dans une autre “. (Yoshi Oïda L’Acteur flottant p146)

*1. Cette citation est extraite “Quelques pages de l’histoire religieuse du Japon” de Anesaki Masaharu (Annales du Musée Guimet XLIII Paris 1921 p55-56)
Kobo Daïshi a introduit au VIIIème siècle au Japon les grands principes de l’école chinoise Mantra. Sa pensée a eu une grande influen- ce sur les sectes japonaises. Il affirmait qu’en se dévouant au Bouddha Vaïrochana on pouvait réaliser en soi l’essence de Bouddha. Vaïrochana est le Bouddha qui symbolise le savoir ésotérique, c’est-à-dire la trinité parole/pensée/corps qui permet de rentrer en union avec le Bouddha.

*2. Cette citation est tirée de Mudras La langue secrète des yogis de Ingrid Ramm-Bonwitt p244. 23

La présence des mains dans cette définition n’est certainement pas étrangère à la pratique des mudras dans les rituels, et cette image qui est d’ordre sensorielle et tactile montre que cet enseignement s’éprou- ve plus qu’il ne s’explique. Le matérialité des mudras et des mantras rejoint cette conception du savoir religieux : la liaison avec le divin s’appuie sur une expression non rationnelle. C’est le pouvoir symbolique de la mudra, la force vibratoire des mantras, l’intensité de la concentration qui per- mettent de rentrer en contact avec des forces qui ne sont pas complètement définissables, même si elles ont pour nom ” Bouddha “.

La fusion avec le Bouddha par le corps, l’esprit et la voix.
Le concept shin, kou, yi tel que l’explique Yoshi Oïda, résume les moyens d’accès à cette puissance:
” Shin est le mouvement du corps, kou est l’expression verbale et yi est la volonté, l’intention et l’i- magination (la concentration mentale) “( Yoshi Oïda L’acteur flottant p146)
C’est l’idée selon Ingrid Ramm-Bonwitt que ” le croyant doit penser la pensée de Bouddha, parler la parole de Bouddha, et représenter avec son corps le corps de Bouddha, ce dernier grâce aux signes symboliques des mains. ” (Ingrid Ramm-Bonwitt Mudras. La langue secrète des yogis p250)
On pourrait ainsi relier les mudras au corps de Bouddha, les mantras à sa parole, et l’intention à sa pensée.
Yoshi Oîda décrit ainsi les rituels qu’il a accompli dans un monastère shingon :

” Quand j’étais dans le temple, je dus exécuter quatre rituels ésotériques. En un sens, chacun était comme un acte théâtral. Sur l’autel, on place une coupe pleine d’eau, une fleur, de l’enscens et un instrument de musique. Puis l’on invite Dieu à descendre sur l’autel. Cela s’accomplit de trois manières. On forme d’abord les mudras avec les mains ( les mudras sont des positions de main spé- cifiques qui apparaissent dans l’art et les rituels bouddhistes). En fait dans la mudra tout le corps est impliqué, même si l’action visible se pratique avec les doigts. C’est donc une action physique. On entonne ensuite un mantra ( une structure rythmique de mots) en sanskrit. Mais tout en récitant les paroles, il faut rester conscient de l’intention derrière le mantra : c’est l’équivalent du sous-texte en théâtre. Je devais accomplir ces trois actions en même temps, en présence de l’invité sacré, Dieu.” (Yoshi Oïda L’acteur flottant p155).

Dans cette description, nous comprenons que la mudra n’est pas seulement considérée comme un signe symbolique mais aussi comme une action physique.
” Dans le bouddhisme ésotérique, les doigts sont des versions miniaturisée du corps tout entier.(…) Si bien que, lorsqu’on bouge les doigts, on exerce, en un sens tout son corps. ” (Yoshi Oïda p180) Cette liaison interne entre la main et le corps est donc une conception largement répandue en Inde, en Chine et au Japon. Rappelons-nous d’ailleurs que nous l’avions rencontrée dans certaines pra- tiques yogiques, et que le yoga apparaît comme la source de toutes les pratiques du bouddhisme ésotérique. Quand les initiés forment ce qu’on appelle “mudra de l’œil “, “mudra du nombril ” ou encore du “front” de Bouddha, on peut se demander si ces positions des mains ne permettent pas en premier lieu, d’agir sur leur propre corps, en stimulant les régions des yeux du nombril et du front.

Cette triple pratique de la voix, du corps et de l’esprit est le moyen même pour rentrer en contact avec le Bouddha désigné. Ainsi les positions des mains, les mantra, le type de pensée sont spéci- fiques à chaque bouddha.
Prenons l’exemple du Bouddha Amithâba dont nous parlions précédemment. Dans le culte d’Amithaba connu sous le nom d’Amida au Japon, le fidèle prononce la formule ” Namu-Amida- Butsu “, exécute un mudra tel que le Jo-In, et concentre son esprit sur la perfection de la Terre pure (ou paradis) et ceci en vue d’une identification mystique avec le Bouddha.

Le “Namu-Amida-Butsu” est récité constamment par les fidèles qui veulent renaître dans la terre

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pure, car il leur permet de prendre conscience qu’ils portent d’une certaine manière ce paradis en eux. Cette formule qui signifie ” Je cherche un asile en Bouddha Amida ” donne une idée assez juste de la recherche de fusion. Elle est d’ailleurs théoriquement scindée en deux parties : ” Namu ” qui représente les hommes chargés de leurs fautes et ” Amida-Butsu ” qui représente le Bouddha de la lumière et de la vie éternelle. On voit alors que le mantra est scindé symboliquement de la même manière que la mudra : d’un côté le monde des humains, de l’autre celui des bouddha.On comprend maintenant pourquoi le mot japonais pour mudra (In) désigne à la fois les gestes uti- lisés comme sceau rituel, et les formules magiques qui les accompagnent. Tout est sceau, liaison avec le divin.
La pratique des prêtres védiques se serait d’ailleurs fondée sur l’équivalence stricte des mudras et des mantras. Selon Tyra de Kleen, les positions des doigts permettaient de figurer les lettres sans- krites des paroles des mantras. Elle affirme également qu’au Tibet, au Japon et à Bali une couleur particulière est assignée à chaque doigt comme à chaque syllabe du mantra.(Tyra de Kleen Mudras. Les poses des mains rituelles des prêtres bouddhistes et shivaïstes p18)La trinité Corps, Discours, Esprit représente tout le savoir ésotérique et est à la base de nombreux rituels. Le Mushofushi-In ou mudra de la présence consacre d’ailleurs cet état de fait : les trois ouvertures formées par les doigts représentent les trois mystères, qui sont les trois aspects d’une même réalité.Le corps, la parole et l’esprit sont les trois manières complémentaires pour accéder à cette fusion avec la divinité. Ce sont trois aspects d’une même réali- té, comme l’affirme la doctrine ésotérique. C’est ce qui explique que les mudras servent à évoquer le corps de Bouddha, mais également sa voix et son esprit : par exemple, le Horo-No-In ou mudra de la conque symbolise la voix de Bouddha, car celle-ci est aussi puissante que le son de la conque. De nom- breuses mudras représentent aussi des traits de caractère et d’intelligence des différents Bouddha : la charité de Matreya, la sagesse de Vaïrochana…Grâce à cette pratique du corps de la voix et de l’esprit, le prêtre invoque donc le Dieu et s’attribue des pouvoirs qui sont en lui. C’est pourquoi les gestes du bouddhisme shingon sont magico-rel- gieux.
Avec le rituel invoquant la déesse Marichi le caractère magique est net : il permet de se dérober aux yeux des autres. La position de l’Ongyo-In concrétise d’ailleurs cette invisibilité : une main recouv- re et cache le poing de l’autre main en un mime symbolique.Le croyant exécute l’Ongyo-In, récite un mantra invoquant Marichi et s’imagine être caché dans le cœur de la déesse : il devient alors invisi- ble pour tous ses ennemis et évite les catastrophes.
Le caractère magique du rituel est conditionné par des règles précises. Il s’agit de faire le geste juste, de formuler la juste invocation, et d’avoir la juste pensée. Rappelons que la justesse des mantras n’est pas d’aborddans le sens mais dans la forme de la récitation : les mantras opèrent autant et sinon plus grâce à une vibration et un rythme particuliers. D.Thomas Ohm écrit à ce propos :
” Afin que cette force magique se déploie, il faut observer les formes prescrites dans le Gi-Ki ou règles du rituel, et qui sont définies dans les moindres détails. Tandis que la moindre approximation peut rendre le rituel inefficace, la fusion de l’homme avec le Bouddha par le corps, la bouche et l’esprit le préserve également de toute nuisance. Le rituel s’appelle par ailleurs ” méthode de pro- tection du corps “”.( D.Thomas Ohm Le christianisme et les gestes de prière du peuple p239 )*
* Cette citation est tirée de Mudras La langue secrète des yogis de Ingrid Ramm-Bonwitt p250

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Le terme de méthode de protection du corps est en ce sens très adapté au rituel à Marichi puisqu’il permet de se protéger de ses ennemis. Louis Frédéric écrit d’ailleurs que de nombreux guerriers japonais du Moyen-Age y avaient recours pour se protéger.
La puissance magique de ces rituels nous permet aussi de comprendre pourquoi les brahmanes de l’Inde védique étaient considérés comme détenant des pouvoirs exceptionnels. A Bali, les prêtres shivaïstes et bouddhistes qui accomplissent des rituels semblables inspirent révérence et crainte chez les habitants de l’île, même si la plupart ne pénètrent d’ailleurs pas la signification de ces rites.

La fusion avec le divin présuppose l’harmonisation des capacités physiques et mentales de l’individu et un effort pour sortir de soi. C’est pourquoi hors d’une recherche spirituelle, Yoshi Oïda s’y est tellement intéressé, y voyant un rapport fort avec le jeu théâtral :
” L’unité que l’on tente d’obtenir entre le shin, le kou, et le yi, dans la pratique shingon, est éton- namment semblable au processus du jeu théâtral. Quand l’acteur interprète son rôle, il doit modi- fier son discours, son action et sa pensée.” (Yoshi Oïda L’acteur flottant p146)
L’officiant pour accomplir le rituel doit s’efforcer d’effacer le moi pour laisser la place à une ” force autre “. L’investissement complet qu’implique la triple action permet vraisemblablement à celui qui le fait de s’oublier et de s’absorber dans l’invocation de cette force autre. Yoshi Oïda semble d’ailleurs avoir fait l’expérience de la difficulté que cela peut parfois représenter :
” Parvenir à psalmodier pour la première fois de ma vie le soûtra (récitation) shingon Rishukyo me parut difficile et je mis longtemps à en venir à bout “. (Yoshi Oïda p 154). L’effort mobilise la per- sonne et la ” sort d’elle-même “. D’autre part, l’utilisation des mudras rend compte de l’idée qu’une position corporelle peut être génératrice de sentiments intérieurs.
La pratique spirituelle n’est donc pas seulement recherche de l’esprit mais forte intuition des méca- nismes psychophysiologiques. De telles données ont intéressé Yoshi Oïda autant dans les proces- sus de création de rôle que dans les mécanismes de représentation.*

Enfin, ce que met en valeur la puissance magique du rituel, c’est que le geste comme la parole sont efficaces. En étudiant le rituel Djo-Foudo, je préciserai l’idée de geste efficace mais aussi d’un geste qui atteste qu’il est efficace. C’est d’ailleurs ce qui lui donne des potentialités théâtrales.

Le théâtre des gestes dans le rituel Djo-Foudo
C’est un rituel de purification qui comprend l’exécution de sept mudras

successives, et se déroule à la manière d’un mime miniature, puisqu’es- sentiellement accompli par les mains. Il doit amener le prêtre qui prend la personnalité et le corps du Bouddha Foudo Myoo à se purifier et à purifier le temple. Foudo-Myoo est en effet le Bouddha qui procure la force d’éliminer les démons qui sont en soi. L’épée est un signe carac- téristique de Foudo Myoo, elle permet de combattre l’ego et les désirs.

  Denise Schröpfer en réfléchissant sur le jeu de cet acteur explique ainsi :
” Le grand acteur convoquerait une sorte de vacuité en lui-même au profit d’un objet imaginaire ” (article de Denise Schröpfer “Peut-on enseigner la présence ? : La leçon de Yoshi Oïda” dans La présence de l’acteur p62). Cette vacuité qui permet au prêtre d’invoquer et de recevoir la ” personnalité divine ” permet à l’acteur de laisser la place à l’imaginaire du texte, du personnage, des autres acteurs ou encore des spectateurs.

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Ce rituel se compose de gestes purement symboliques tels que les deux premières mudras, et de gestes qui sont plus théâtraux en ce qu’ils relèvent du mime. Tirer l’épée, la rengainer, faire tourner le fourreau, tiennent de l’action mimée même si celle-ci aboutit à une position fixe des mains. Le caractère symbolique ne disparaît pas pour autant au profit d’une action qui serait faite de manière réaliste. Le fait que les actions soient miniaturisées et on pourrait dire ” essentialisées ” préserve le caractère codé et symbolique du geste. La succession des actions qui permettent la réalisation progressive du rituel, les étapes de passage nécessaire, confère un côté épique et dramatique à ces gestes. On peut y voir une progression dramatique qui nous amène de la préparation du combat, à la menace, et de la menace au combat lui-même et à son effet immédiat : la purifica- tion du temple.

Tout un petit théâtre de gestes permet au prêtre à la fois de figurer cette purification et de la réaliser. Car le geste est dans ce rituel effi- cace, c’est-à-dire suivi d’effet. La preuve en est la successions des actions : si le prêtre dans la phase sept, peut rengainer l’épée, c’est que la mission est accomplie et que les démons sont en fuite. Cette succession est la preuve que le geste de purification est opérant. Dans le domaine religieux, la parole comme le geste sont efficaces, car les partenaires en présence -celui qui agit comme celui qui subit ou regarde- accordent leur crédit à cette action et qu’elles en sentent du coup le bénéfice. De la même manière, dans la religion chrétien- ne, lorsqu’un prêtre fait le signe de bénir un croyant, il fait un geste efficace : le croyant est et se sent béni. D’une part, parce que c’est

un geste symbolique, déterminé et reconnu par la communauté religieuse comme geste de béné- diction, d’autre part parce que le prêtre est habilité à le faire. Dans le cas du rituel Djo-Foudo, le

De haut en bas

1.Le prêtre en faisant cette mudra contre sa poitrine, doit s’approprier le corps et la per- sonnalité du Bouddha.
2. Il accomplit cette mudra qui symbolise les flammes de Foudo, et récite le mantra Ra : ce faisant, il obtient une purification de tout son être.

3. Maintenant, le prêtre fait le geste de tirer l’épée pour combattre les démons. La main droite- ou main de la sagesse- figure l’épée, la gauche le fourreau dont il tire l’épée.
4. Le prêtre tient le fourreau au-dessus de sa tête et le tourne trois fois, tandis que sa main droite est posée sur le côté droit de sa poitrine. Cette mudra symbolise la première re menace.

5. Le prêtre remet l’épée dans le fourreau.
6. Cette mudra symbolise la deuxième menace. En tenant son épée (main droite) devant sa poitrine, le prêtre purge le temple de tous les démons.
7. Les démons sont en fuite, et le prêtre rengaine l’épée.

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rôle du prêtre comme intermédiaire entre Dieu et les hommes est accentué, puisqu’il incarne le Bouddha lui-même pour un moment. La première mudra, est le moyen d’incarner le Bouddha en s’appropriant sa personnalité et son corps et finalement de pouvoir “représenter” et réaliser l’ac- tion purificatrice du Bouddha.

Ce que met aussi en avant cette série d’actions, c’est le regard que peut avoir la commu- nauté sur les gestes du prêtre. Pendant cette étude des rituels, j’ai en effet envisagé la mudra sous le signe exclusif de la communication entre le croyant et le dieu. Ici on imagine bien le prêtre accom- plir le rituel Djo-Foudo devant les initiés, l’action concernant d’ailleurs toute la communauté puisqu’elle vise à purifier le temple, et par là vraisemblablement les fidèles qui s’y trouvent. Rappelons en effet, que Foudo Myoo donne d’abord le pouvoir de chasser les démons qui sont en soi.
Nous remarquons ainsi les capacités dramatiques du langage des mudras : elles sont des signes symboliques mais peuvent aussi se développer un véritable langage qui peut ” raconter ” des actions et des états de fait. Dans la danse indienne, les mudras sont les unités d’un langage complet qui peut décrire des états d’âme, des êtres, et pas seulement la relation symbolique de l’homme et du divin. De la sorte, on verra que le langage des mudras dans la danse tend vers une expression mimée, comme dans le rituel Djo-Foudo.

Je ferai deux remarques sur la manière dont s’organise le langage gestuel dans ce rituel, et nous ver- rons qu’elle se retrouveront dans les mudras de la danse.
D’abord il se nourrit de métaphores. Quand le prêtre figure une épée avec sa main, il fait appel à une métaphore plus que courante : l’épée pour le combat. Elle est évidemment liée à la connais- sance pratique de l’épée en tant qu’arme. Cette utilisation métaphorique du langage se double du contexte religieux, puisque par ce geste, le prêtre désigne d’abord l’épée du Bouddha Foudo Myoo, et que celle-ci sert précisément à combattre les démons. Elle relève d’un code symbolique spéci- fique extrêmement précis et clos sur lui-même. Ce mélange entre une expression métaphorique courante et un symbolisme typiquement religieux est une des constantes de ces gestes sacrés dans la danse.

D’autre part, nous remarquons que lorsque le prêtre fait la mudra d'”incorporation” du Bouddha, il fait le signe contre sa poitrine. L’emplacement des mains n’est pas neutre, comme nous l’avons vu avec la Chin-mudra et la Jnana-mudra dans le chapitre sur l’iconographie. Le cœur ou la poitrine qui sont métaphoriquement les lieux de l’intériorité permettent de dire que le prêtre subit une transformation en lui-même. On remarque une même utilisation du code gestuel

dans l’iconographie du Moyen-Age chrétien. Lorsqu’un personnage est représenté avec la ou les mains sur sa poitrine, l’iconographe signifie qu’il est dans la situation évoquée, totalement sincère: c’est ainsi ce que nous voyons dans cette image où Yseult reçoit un message de Tristan. Dans cette autre scène, Rebecca est remise à Issac, et le commentaire précise qu’elle est “modeste et consentante”. (François Garnier Le langage de l’image au Moyen-Age p186). Les mains sur la poitrine est aussi couramment utilisée pour représenter la vierge de l’an-nonciation, et exprime toujours le caractère profondémment senti du comportement.

L’emplacement de la main a dans la danse indienne une grande importance car elle permet à partir qu’un petit corpus de signes recouvrent une multi- plicité de sens, comme je le montrerai dans le prochain chapitre. Le rituel Djo-Foudo nous rappelle la nature double du geste sacré qui n’est pas seu- lement communication avec le divin mais aussi avec la communauté.

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CONCLUSION :

Il n’y a pas de geste sacré en soi. Le geste n’est sacré que par sa référence à un dieu, un saint, une histoire religieuse ou encore un concept religieux et il devient symbolique de ceux-ci. Le geste apparaît d’abord comme un outil privilégié de communication. Dans le cas des représen- tations iconographiques du Bouddha, les mudras sont de véritables outils de transmission. Elles concrétisent et magnifient l’histoire du Bienheureux, en font une représentation à la fois vivante et exemplaire qui doit marquer le fidèle. L’image est parlante à la fois parce qu’elle se fonde sur des gestes simples et lisibles par tous et parce qu’elle est le symbole d’une conduite religieuse.
Dans le cercle des sectes ésotériques, c’est également cette puissance symbolique qui est mise en avant : le recours au symbole permettant une expression plus juste de la réalité divine en compa- raison des mots paraissant toujours limités. Le symbole est frappant, parce que d’une certaine manière, il excède toujours son sens.
On a remarqué que les mudras des sectes ésotériques s’éloignent de la référence à un geste réel pour être un pur symbole d’une conception religieuse. La main du monde des Bouddha se joint à la main du monde humain : la mudra est alors ce ” sceau ” dont je parlais dans l’introduction, et là le geste scelle, lie, le croyant et le dieu. Elle est ce contrat dont parlait Ingrid Ramm-Bonwitt, conclu entre l’homme et le divin.
La mudra est également un sceau, au sens d’une marque d’authentification. Dans l’iconographie, la mudra atteste du pouvoir du Dieu que ce soit le Bouddha historique ou un des nombreux boud- dha. Dans le rite, l’initié refait la mudra symbolique du Bouddha ou d’une divinité, donc ce geste authentifié, reconnu comme étant le sien (dans nos exemples, la mudra d’Amida, de Vaïrochana, ou de la déesse Marichi) et par là acquiert une part de sa puissance et de son savoir. Le symbole est donc aussi une puissance agissante. Par sa puissance symbolique, le geste est magique, ou tout sim- plement efficace au sens où le croyant en ressent les effets.
Dans les rites ésotériques, l’homme rejoint le Dieu en mimant son geste, mais également en disant sa parole et en pensant sa pensée. Dans l’idée que ” tout est Bouddha ” ces multiples évocations ne sont pas séparées. On l’a vu, la mudra symbolise le corps ou la voix de Bouddha, tout autant qu’u- ne aptitude divine. Il importe de ne plus user des catégories distinctives habituelles : l’humain et le divin, la parole, le corps et l’esprit ne sont pas séparés, tout participe d’une même réalité. C’est aussi pourquoi la pratique rituelle demande à l’initié une participation totale de son être.
C’est ainsi que la mudra met en avant l’idée de l’unité : l’exécution des mudras, la récitation des man- tras et la concentration sont trois moyens similaires de s’adresser au Dieu et de l’invoquer. En accomplissant ces actes rituels, le croyant s’oublie, et oublie donc les contradictions inhérentes à sa nature d’homme, pour ne faire qu’un avec la divinité. L’Anjali-mudra nous donne l’exemple le plus clair de ce geste qui doit réunir les contraires, apaiser l’homme et lui permettre de développer la nature divine qui est en lui.
D’autre part, quand Gertrud Hirshi dit que nous faisons dans la vie de tous les jours des gestes inconscients qui renforcent une pensée ou une parole, c’est vraisemblablement à partir de cette atti- tude que la mudra s’est codifiée. Attester et renforcer le pouvoir de la parole c’est ainsi pour le prê- tre de l’époque védique, faire avec les doigts les lettres du mantra. C’est encore rechercher l’unité de l’expression mais aussi renforcer son pouvoir afin de toucher à l’indicible, l’invisible, ce qui ne peut être évoqué par les mots et les attitudes quotidiennes.
Le geste de la mudra fût donc d’abord un geste mystérieux, scandant l’incantation des mantra, ayant une puissance magique, avant d’être ce code qui permet de raconter l’histoire de Bouddha aux fidè- les de toute l’Asie.
Enfin, les mudras mettent en valeur la capacité de l’homme à ordonner le monde visible et invisi- ble, à architecturer les relations entre ces mondes à les rejouer par le mouvement de ces mains.

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L’homme partage le monde selon sa structure bilatérale dit Marcel Jousse. Le haut le bas, le devant le derrière, la gauche la droite sont les repères qui permettent d’une part la création d’un langage communiquant et c’est net dans les représentations iconographiques-et qui permettent d’autre part d’exprimer l’aspiration mystique de fusion avec la divinité, comme c’est le cas dans les rituels. Par le geste, l’homme peut rejouer le monde et le sublimer. Cette aspiration à représenter le monde d’un point de vue divin, ce qui implique nécessairement le recours à l’analogie et à la métaphore, va être développé de manière privilégiée dans la danse indienne.

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LES MUDRAS DANS LA DANSE INDIENNE

Shiva dansant , bronze traditionnel.

LES MUDRAS DANS LA DANSE INDIENNE : UNE INTRODUCTION Les mudras sont-elles une langue communicante?

Dans les danses indiennes, les mudras désignent aussi bien des gestes abstraits que des ges- tes signifiants. Dans la danse pure, une position des mains accompagne chaque mouvement des bras et des jambes, en une chorégraphie très vive. Elle est expressive sans avoir de sens, elle est selon l’expression de Barba ” une simple sonorité “. Dans la danse narrative, la mudra devient signe et s’inscrit dans un langage à la fois mimé et conventionnel. Mudras abstraites et mudras symbo- liques ne sont pas séparées, elles s’intègrent dans le même alpha-
bet. Ainsi, une même position des mains telle que Alapdma se
retrouve très couramment dans les séries de mouvement de
danse pure, mais elle sert également, dans une séquence narrati-
ve, à signifier une fleur ouverte, la pleine lune, la beauté et une
foule d’autres choses.

Chaque mudra recouvre un très grand nombre de signi- fications selon le contexte et la manière dont elle est exécutée.

La manière dont la mudra est exécutée, c’est l’emplacement, le
mouvement : la mudra alapdma faite en hauteur avec un mou-
vement circulaire désigne la pleine lune. A hauteur du la tête, faisant le tour du visage, dans un mou- vement circulaire également, elle exprime la beauté physique de quelqu’un.
Le contexte c’est dans la représentation, le chant qui accompagne la danse. Prière en l’honneur d’un Dieu, ou épisode d’une histoire divine ou humaine, elle informe le public. Cependant, tous les tex- tes de danse ne sont pas chantés dans la langue maternelle des spectateurs. D’une part parce que les langues de l’Inde sont nombreuses, d’autre part parce que les textes peuvent être en Sanskrit, qui est l’équivalent du latin pour nous. C’est alors la connaissance qu’a le public indien, des Dieux, de la manière dont ils sont représentés et des faits qui leur sont attribués, qui opère pour la compréhension. Ainsi, quand la danseuse mime le fait de jouer de la flûte, chacun reconnaît le dieu Krishna dont c’est l’une des caractéristiques.

Je retrouve ici un élément commun avec ce que dit Danielle Bouvet sur les signes des mains du
langage sourd-muet : ils sont ” transparents “
mais pas ” translucides “.(Danielle Bouvet

Corps et métaphore dans les langues gestuelles. p15). ” Transparent “, dans son langage, c’est l’idée que le signe de la main faisant appel à l’image de la chose, il a un carac- tère d’évidence. Il rappelle l’expérience visuelle et corporelle que nous avons de cette chose, puisqu’il emprunte à la fois à sa forme, et à son mouvement. Nous pouvons voir sur ces croquis, que le même processus est à l’oeuvre dans les mudras. Mais il n’est pas ” translucide “, dans la mesure où l’entendant qui regarde un sourd- muet signer*, ne comprendra pas le contenu de son discours. En revanche, et elle raconte des expériences qui ont été faites sur le sujet, si l’entendant a une idée préalable du contenu, il parviendra à reconnaître bon nombre de signes.

Or le contexte culturel tout comme le chant qui accompagne la danse indienne joueront le même rôle qu’a pour l’entendant une brève information sur le discours du sourd-muet. Le public indien ne connaît donc pas le langage des mudras, comme le suppose certaines personnes, il ne s’en sert pas quotidienne- ment pour parler. C’est l’association des capacités expressives de ce langage, des autres données de la représentation et la connaissance par tous les indiens des grandes épopées qui permettent de faire des mudras une langue communicante.

On peut également dire du langage gestuel des mudras qu’il s’appuie sur une expression corporelle plus vaste. La danseuse peut marcher pour indiquer un déplacement, se pencher pour regarder un enfant, s’accroupir pour laver du linge ou préparer un plat. Enfin, son visage joue un rôle très important dans la signification. Dans la danse indienne, les yeux suivent toujours la main, y compris dans la danse pure où ils concourent ainsi à l’unité du mouvement. Dans la danse nar- rative, les yeux suivront la main et participeront également à l’expression générale du visage pour la transmission des émotions.
Ces techniques expressives ont été notifiées dans le Natya-Shastra qui est l’un des plus vieux traité de danse du monde. Rédigé entre le 5ème et le 1er siècle avant JC, le Natya-Shastra regroupe tou- tes les données de la représentation, décrivant l’édifice idéal, les règles de prosodie et de diction, les types de personnage, la représentation des sentiments, les mouvements de chaque membre. Sont ainsi notifiés et décrits soixante-sept mudrâ ou positions de la main, et trente-six mouvements des yeux.*

* Signer signifie s’exprimer en langage des signes et est généralement utilisé pour parler des sourds-muets.

* Les danses indiennes actuelles telles le Baratha-Natyam se sont inspirées de l’Abhinya-Darpana, traité de danse plus tardif qui comp- te vingt-huit mudras qui sont faits d’une seule main, et vingt-trois mudras à deux mains. cf liste des mudras p

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L’Abhinaya ou art de la communication (le mot vient de abhi qui signifie vers, et de ni, conduire) y est divisé en quatre catégories :
-l’angikabhinaya qui comprend les mouvements des membres et les gestes de la main
-le vacikabhinaya qui est l’expression communiquée par la poésie, le chant, la musique et le rythme (Le natya-shastra décrit ainsi des rythmes propres aux passages comiques ou dramatiques) -l’aharyaabhinaya est l’expression obtenue par les costumes, le maquillage, les bijoux

-le sattvikabhinya est l’expression communiquée par l’expression par les émotions et sentiments. Le langage des mudras n’est donc pas le seul élément narratif de la danse. Dans la représentation dansée beaucoup d’éléments font signe. Ainsi, sont décrits dans le Natya-Shastra les costumes et bijoux qui indiquent chaque type de personnage, les démonesses ont un costume noir et des saphirs dans les cheveux par exemple. Dans le Kathakali, le maquillage et le costume sont des signes très importants, chaque acteur a un costume et un maquillage très élaboré suivant le personnage qu’il incarne. C’est un peu moins visible dans les autres danse indiennes qui sont le plus souvent exécutées en solo : l’interprète-narrateur endosse plusieurs personnages. Dans ce cas, le langage des mudras permet alors de définir chaque personnage. Ainsi, décrira-t’on couramment avec les mains l’aspect physique d’une personne ou d’un dieu, ses qualités, son rang social.

Le langage des mudras s’inscrit dans des techniques de représentation non dissociables et très codifiées. C’est certainement ce dernier aspect qui fait de la danse indienne un art de la distan- ce. L’actrice-danseuse n’a pas besoin d’incarner le personnage puisque sont à sa disposition un cer- tain nombre de signes qui l’évoquent. Elle est une narratrice qui désigne le personnage même quand elle prend son attitude.
Ensuite, les mains qui forment les mudras ne sont pas les mains convulsées de la transe, ce sont même des mains domptées tant certaines mudras sont d’ailleurs difficiles à exécuter. Elles sont régies par un sens rigoureux de l’esthétique, et même un geste quotidien est dessiné par une position des mains complexes. Je définirai le langage des mudras comme un langage à la fois mimé et conventionnel, expressif et minimal.

L’expérience du Rasa.

La danse indienne ne suscite pas des émotions mais est censée créer chez le spectateur une élévation de la conscience. Le processus qui amène à cet état du spectateur est décrit par un célèb- re aphorisme dans l’Abhinya-Darpana :
” Où va la main, va l’œil ; où va l’œil va l’esprit ; où va l’esprit le sentiment s’éveille et lorsque le sen- timent s’éveille, naît le goût “
Le ” goût ” c’est la traduction du mot sanskrit rasa. Suivant les citations, il est également traduit par ” joie ” ou ” expérience esthétique “. Le rasa est selon Manjula Lusti-Narasimhan ” un embrase- ment de l’émotion qui engendre un plaisir impersonnel, quelque soit l’émotion ( exprimée par la danseuse)”. Elle poursuit en donnant le témoignage de la danseuse Mrinalini Sarabhai : ” Même s’il assiste à une scène triste, le spectateur n’éprouve rien de désagréable mais un vrai plaisir, un senti- ment d’ananda ( allégresse divine) communiqué par l’interprétation de la danseuse. “( Manjula Lusti- Narasimhan BarathaNatyam La danse classique de l’Inde p120)
J’interpréterais ce plaisir impersonnel également comme plaisir de la compréhension. En assistant à des représentations en Inde, j’ai pu éprouver ce plaisir de comprendre les histoires après quelques représentations qui étaient d’abord tout à fait impénétrables. La conjonction d’une forme esthétique achevée et du plaisir ” intellectuel ” de comprendre me semble significative du plaisir qu’on peut prendre devant la danse indienne. Mon professeur de Baratha-natyam nous explique que chez le public indien, il y a un grand plaisir à reconnaître : reconnaître les histoires, les chants, les mouvements. Or, ce plaisir de reconnaissance se nourrit selon moi du mélange de familiarité et d’étrange- té, puisque le langage de la danse est avant tout et selon l’expression de Barba ” extra-quotidien “. Le geste est extra-quotidien quand il propose un équivalent du geste quotidien dans une forme plus concentrée et plus expressive. Ce geste relève généralement d’une codification du comportement qui s’appuie sur une gestion particulière de l’équilibre et la mise en œuvre dans le corps de tensions musculaires qui rendent l’acteur présent.

J’étudierai le langage de la danse comme expression du ” Manifeste et du caché ” précisant ainsi la définition des mudras comme sceaux qui scellent le visible et l’invisible, puis comme sym- bole en mouvement, je montrerai comment la mudra dans la danse exprime une vision religieuse de manière spécifique. Enfin, la danse narrative étant amenée à rejouer l’histoire des Dieux, elle est commémoration et prière, le langage gestuel a donc une dimension rituelle.

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MUDRAS DU BHARATA-NATYAM: MAINS SIMPLES

MUDRAS DU BHARATA-NATYAM: MAINS DOUBLES

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LA DANSE INDIENNE COMME EXPRESSION DU MANIFESTE ET DU CACHÉ

” L’histoire de la danse indienne ( …) c’est l’histoire de l’âme indienne et, par conséquent, une expression à la fois du Manifeste et du Caché ; c’est l’esprit de l’éternité et du temps, de l’homme et de la femme. La danse indienne est purusa et prakti (esprit et matière), expression du mouvement se déployant, force véritablement créatrice qui nous vient du fonds des temps. Cette incarnation du son et du rythme, créatrice d’une poésie de l’expression spirituelle, est appelée danse ou nrtya. Celle-ci est inséparable de la religion et de la philosophie qui en Inde, ne sont pas uniquement des conceptions intellectuelles (spéculatives) ou de simples ensem- bles de règles et de précepte (systèmes). La religion, la philosophie et l’art relèvent en propre de l’Esprit Un, indivisible et accessible aussi bien au sage, qu’au saint, qu’au plus vil des êtres humains. Chacun est habité par l’Esprit divin, chacun vit sous l’autorité du créateur, tous sont habités par un désir éternel d’atteindre le vrai bonheur, la béatitude ou moksa.

C’est pour satisfaire chaque être humain et, en même temps, le ren- dre capable d’accéder à cette félicité que les Vedas, les Upanisads, ainsi que la danse et la musique existent. Il est donc possible à tout mortel et à tout être divin de danser, chacun à la mesure de son entendement mais dans l’allégresse divine ou ananda. En Inde, la danse ne procède pas de l’homme et de ses expériences mais de la divinité elle-même. “

Rukmini Devi Arundale (1957)*

La danse indienne est expression ” du Manifeste et du Caché ” selon Rukmini Devi Arundale, introduisant pour moi à une parfaite définition de ce qu’est le langage gestuel des mudras. Le manifeste est ” ce dont l’existence est attesté ” (Petit Robert) et plus largement ce qui est clair, ce qui se voit . On a vu que la langue gestuelle des mudras exprime du manifeste puisqu’elle est imi- tative et descriptive. Les mains reprennent la vie des choses, des êtres des animaux et stimule, rap-

pelle, convoque notre plaisir de voir.
Le caché est ce qui n’est pas visible, et par extension les réalités abstraites, les sentiments, les dieux auxquels le langage des mudras doit trouver un équivalent gestuel, un signe. Ce processus de symbolisation nous amènera à comprendre que dans la danse indienne, l’expression du caché est expression du sacré.

Rukmini Devi Arundale fut pionnière du renouveau du Bharata-Natyam et fonda l’école de Kalaksetra. Cette citation est tirée du livre de Manjula Lusti-Narasimhan Bharata-Natyam, la danse classique de l’Inde, p 16.

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Comparaison entre le langage des mudras et le Langage des Signes Français.
En premier lieu, cette dialectique du manifeste et du caché puise dans les capacités de tout langage gestuel à exprimer des réalités concrètes visibles aussi bien que des réalités abstraites ou invisibles. Arrêtons-nous un instant sur le langage des sourds-muets et l’étude qui en a été faite par Danielle Bouvet. Dans Le Corps et la métaphore dans les langues gestuelles, Madame Bouvet explique que notre appréhension du monde est visuelle et physique et que cette expérience corporelle est source de métaphores qui nous permettront d’exprimer ce qui n’est pas du domaine tangible.
” Nous conceptualisons habituellement le non-physique en termes physiques-autrement dit nous conceptualisons le moins distinct en termes plus distincts “(Danielle Bouvet Le Corps et la métapho- re dans les langues gestuelles p84)
Ceci n’est pas propre à la langue gestuelle -le langage verbal utilise les mêmes métaphores- mais la langue gestuelle rend manifeste, la source physique de nos représentations. Ceci est très net dans sa syntaxe puisqu’elle utilise les relations spatiales comme relations de sens :
” La vie est avant tout une expérience visuelle qui se situe dans l’espace et une langue visuelle, spa- tiale peut en rendre compte avec efficacité et élégance(….) L’homme est à ce point un animal voyant qui se déplace dans l’espace qu’il conçoit souvent les choses non spatiales en termes spa- tiaux-ce qui agrandit à l’infini le monde d’expériences que la langue des signes exprime aisément. ” (H.Lane Quand l’esprit entend p216 )*
S’appuyant sur les expériences d’autres chercheurs, Danielle Bouvet va définir quelques unes de ces métaphores d’orientation :
” A partir d’autres expressions de la vie courante, G .Lakoff et M.Johnson ont mis en lumière d’au- tres métaphores d’orientation. Ainsi les expressions telles que ” je suis au anges ” ou ” il a le moral à zéro “, sont pour ces auteurs liées aux représentations métaphoriques suivantes : ” Le bonheur est en haut, la tristesse est en bas ” qui s’élaborent à partir de cette réalité physique selon laquelle ” la position penchée est habituellement associée avec la tristesse et la dépression, la position droite avec un état affectif positif “. “( Danielle Bouvet Le Corps et la métaphore dans les langues gestuelles p70) Danielle Bouvet les met ensuite en relation avec une grammaire gestuelle :
Aimer / Ne pas aimer
” Les deux signes AIMER et NE PAS AIMER, par l’orientation de leur mouvement respectif met- tent en jeu de telles métaphores. Il faut noter que la paume de la main est aussi orientée vers le haut dans le mouvement vers le haut alors qu’elle est orientée vers le bas lorsque le mouvement va vers le bas ” (Danielle Bouvet p70)

*Cette phrase est citée dans Le corps et la métaphore dans les langues gestuelles de Danielle Bouvet p68. 37

En Baratha-Natyam, on retrouvera un mouvement ascendant des mains pour exprimer la joie et le sentiment amoureux, les mains s’ouvrent en éventail (en alapadma) et dessinent un trajet vers le haut. Le visage souriant concourt du reste à l’expression du sentiment.

Cette étude m’a permis de comprendre que dans le langage des mudras comme dans le langage des sourds-muets, les signes qui dénotent des termes abstraits comme AIMER, s’élaborent bien sou- vent à partir de ces métaphores d’orientation. Ces langues ont donc le pouvoir de révéler les repré- sentations symboliques liées à l’expérience, c’est-à-dire à la manière corporelle d’être au monde.

Je donnerai un autre exemple qui me semble significatif puisqu’il met en jeu un autre type de métaphore. Le signe DIFFICILE en Langue des Signes Française s’exprime de la même manière que PROBLEME dans le Baratha-Natyam : on trace une sinusoïde sur le front avec les doigts d’une main. En LSF c’est l’index recourbé, en danse indienne

on utilise la mudra hamsa- sya, puisque la main est tou- jours esthétique comme on l’a déjà dit.

Or dans les deux cas, la main désigne la ride que le problème ou
la difficulté creuse dans le front de la personne. Rappel de notre
expérience corporelle -les soucis font des rides- mais également
parfaite illustration d’une métaphore du langage ” avoir le front
soucieux “. Or ceci met en avant une autre caractéristique du langage gestuel : l’importance de l’em- placement où le signe se fait. Le front est perçu comme le siège de la pensée, et bon nombre de concepts liés à des actions mentales seront exprimés à hauteur du front.

Faire attention / Être fasciné / Se mefier .

En LSF, la localisation sur telle ou telle partie du corps servira ainsi l’expression de concepts méta- phoriquement liés à ces organes ou membres. Ainsi, SE MEFIER, mais aussi ETRE FASCINE ou FAIRE ATTENTION seront des termes abstraits exécutés à hauteur des yeux, car les yeux regrou- pent les traits relatifs à l’attention. Le terme AIMER que nous avons vu à l’instant, s’arrête d’ailleurs à hauteur du cœur, vu comme siège des sentiments : il illustre si on veut un exemple, une méta- phore comme “mon cœur est plein de vous”.

Ainsi, la localisation du signe comme l’orientation du mouve- ment procèdent de métaphores liées à notre expérience corpo- relle et nous aide à comprendre comment le langage des mudras à l’instar de la langue des sourds-muets s’organise, même si ” chaque culture a sa propre façon d’élaborer des représentations, et privilégie tel ou tel aspect de l’expérience. ” (Danielle Bouvet p67). On remarque d’ailleurs qu’en Inde, les représentations symboliques du corps diffère un peu. Les signes qui ont à voir

avec la pensée se font à hauteur du front, mais précisément à l’endroit du chakra du front, qui est le chakra par lequel on apprend. C’est pourquoi dans la danse, le signe Anjali est fait devant le milieu du front quand il s’adresse à un Dieu. On salue le Dieu comme cela parce que c’est lui qui avant tout dispense le savoir.

La langue des sourds-muets et la langue des mudras sont métaphoriques mais pas seulement au sens où on aurait pu l’attendre (c’est-à-dire comme langue poétique) mais métaphorique parce que la métaphore est le fondement de notre pensée et de notre appréhension du monde : elle permet de rendre clair ou manifeste des termes abstraits en les transposant dans une réalité physique. La lan- gue gestuelle des mudras est donc effectivement “expression du manifeste et du caché”, le caché étant en l’occurrence le “non-physique”, tout ce qui relève de réalités abstraites, les concepts, les sentiments dont la danse narrative a évidemment besoin.

Rôle du symbole et de la métaphore.
Le “caché” dans la langue des mudras c’est aussi le sens religieux de la vie, la correspondance constamment entretenue entre le monde divin et le monde humain.

” L’humain et le divin sont en relation constante, nous dit Savitry Naïr. Cette correspondance entre les deux univers est une notion fondamentale de la pensée indienne (…) Les interactions des uni- vers physique et métaphysique sont à la base de la philosophie hindoue : toute vie est une et indi- visible, et chaque élément est chargé de sens “.(Savitry Naïr ” Mudra. La main enchantée ” article du Courrier de L’Unesco p34)

Le domaine religieux est celui de la transmutation, du passage entre le monde divin et le monde humain. Les mudras sont des gestes canoniques, mais également profondément artistiques. On comprend alors que la “reproduction” de la vie par le biais d’une gestuelle consacrée soit le terrain privilégié de cette expression religieuse, mais aussi que l’exaltation de la beauté est exaltation du sens religieux de la vie. On peut donner du monde une image divine, par le biais de l’esthétique, mais aussi de l’homme puisque le corps de la danseuse est refaçonné. C’est ce qui fait dire à Savitry Naïr que la mudra “symbolise la relation qui existe entre les vies intérieures et extérieures de l’homme tout comme elle établit des parallèles entre le monde divin et humain. Dans la cosmogonie indien- ne, le monde terrestre est une réplique de sa contrepartie divine et le corps humain la forme visi- ble du divin “(Savitry Naïr p34). Les mains de la danseuse ne sont plus des mains quotidiennes, ce sont des ” mains enchantées “.

De plus, la main enchantée est aussi la main symbolique :
” De nombreux gestes sont des imitations de ce que l’homme voit dans la nature. Ces manifestations de la nature sont à leur tour symboliques de certains sentiments, ou caractéristiques de certains Dieux. Ainsi, le coquillage, le poisson ou l’oiseau Garuda symbolisent Vishnu, tandis que le paon représente Karttikeya “( Ingrid Ramm-Bonwitt Mudras. La langue secrète des yogis p 18).
Cette symbolisation est au cœur de la pensée indienne : les ” attributs des Dieux ” ( attitudes, objets, éléments cosmiques, animaux qui les évoquent) sont le terrain privilégié des mudras et nous les retrouvons dans les représentations iconographiques aussi bien que dans les rites. C’est ce qui per- met d’ailleurs de considérer les mudras comme sceaux qui scellent le visible et l’invisible.

Il est intéressant de voir comment cette dimension symbolique est à l’œuvre dans la chorégraphie. L’exemple que je vais donner vient de Reginald Massey qui décrit l’improvisation gestuelle d’un célèbre danseur Kathak. Dans cette danse du Nord de l’Inde, le danseur est aussi chanteur à la dif- férence du Barathanatyam, et le danseur évoque ici l’histoire d’amour célèbre entre le dieu Krishna et Radha, une bergère. Celle-ci cherche son bien-aimé et demande : ” Dis-moi , cher ami, où est parti Shyam ? “, Shyam étant un épithète de Krishna, le Sombre.

Danseuse se fardant.
Sculpture de Khajuraho, “la Cité des Dieux” ( Inde )

” Shambu Maharaj chantait le vers plusieurs fois, souli- gnant à chaque fois un mot ou une syllabe particulière. Son visage et ses yeux exprimaient les émotions, et ses mains accompagnaient leur expression. Le jeu rendait vivant des métaphores, des images, des comparaisons et des concepts métaphysiques qui ne sont pas explicites dans le poème. Par exemple, il montrait Radha se mettant du kohl sur les paupières. Le mouvement de son doigt figurait la ligne et le kohl noir symbolisait Krishna, le foncé. En d’autres termes, ceci pouvait signifier ” Shyam entoure mon âme comme le kohl entoure mes yeux “. “( Reginald Massay La danse Kahak de l’Inde p43) Pour précision, Krishna est de couleur foncée car il est à l’origine une divinité des populations indiennes indigènes, qui avaient la peau plus foncée que les migrants indo-européens. Cette association symbolique (le kohl noir pour Krishna) sert de base à toute une expression métaphorique, où les préparations et soins de beauté forment l’empreinte amoureuse du Dieu sur le corps de cette mortelle. Le langage gestuel donne chair à la phrase, en proposant une action très concrète, quotidienne, et dans le même temps, il fait jouer les correspondances symboliques. Il met aussi en jeu les représentations métaphoriques du corps : le geste réactualise en effet les yeux comme miroir de l’âme. Dans cet exemple les capacités métaphoriques du langage gestuel sont conjuguées au sym- bolisme purement religieux, afin de prolonger la phrase verbale et d’en exalter tout le sens.

L’art interprétatif
Le langage des mudras est donc chargé d’exprimer le “sous-texte”. Processus qui est éminemment intéressant et qui se retrouve dans notre théâtre occidental. Dans “Le revizor” mis en scène par Matthias Langoff il y a deux ans, tous les personnages retournaient littéralement leur veste à l’arri- vée de celui qui s’avère être le vrai revizor. Cette action physique et massive (puisqu’on voit une dizaine de comédiens retourner leurs costumes et en exhiber les doublures pour le moins colorées) était une audacieuse illustration d’une expression qui n’est pas
dans le texte mais qui résulte bien évidemment de la situation.
Expression courante vraisemblablement inconnue hors de nos
murs tout comme l’association “Krishna /Couleur sombre”.
On retrouve ces expressions métaphoriques constamment. Au
chapitre précédent, j’ai parlé du signe alapadma : quand on fait
le tour du visage avec cette mudra, on désigne la beauté phy-
sique d’une personne. Or quand la main finit son mouvement

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circulaire, elle s’arrête dans la mudra candrakala qui désigne le croissant de lune. Et ceci parce qu’on dit en Inde, être beau comme la lune. Non seulement, le langage gestuel se nourrit de méta- phores mais la métaphore est en fait un des principes de l’improvisation gestuelle. Sunil Kothari spécialiste de danse indienne, nous expliquait lors d’un stage, qu’il fallait au sein de l’improvisation progressivement élever le niveau d’expression. Nous devions évoquer la réponse d’un mari à sa femme jalouse : le mari montre pour se justifier qu’il l’a couverte de bijoux. Dans la deuxième phrase ges- tuelle, la désignation des mêmes bijoux servait de comparaison avec la beauté resplendissante de son épouse.

Faire “jaillir le sens caché”
L’art interprétatif permet comme le dit Savitry Naïr de “faire jaillir le sens caché”. Ainsi, la

danseuse peut aussi pour expliciter le sens d’un vers, le mettre en rapport avec un épisode d’un autre récit, ou décrire tous les aspects ou émotions qui peuvent y être associés.
Dans un refrain typique tel que ” Qu’est-il arrivé à ton cœur ?, il est lourd comme une pierre “, la danseuse illustre d’abord le vers avec les mudras ” cœur “, ” lourd “, ” pierre “. Mais ensuite, elle explique comment le héros était doux et tendre avant que son cœur ne soit empoisonné par une autre femme.

Or, ce sens caché est aussi pour Savitry Naïr “celui où s’exprime l’aspiration des hommes à retro- uver leurs sources divines”. Ceci apparaît clairement dans l’exemple de Radha et Krishna, d’autant que les amours du Dieu et de la mortelle sont dans la culture hindoue, l’image de l’amour des Dieux pour les hommes. Mais, il ne faut pas uniquement se fier à ce symbolisme religieux, car faire “jaillir le sens caché” c’est dans l’art interprétatif, avant tout expliquer, faire comprendre, élever les cons- ciences. Tout développement du sens apparaît alors comme une mission sacrée.

Il y a une belle histoire de la mythologie hindoue qui explique bien cette vision : le dieu Brahma est celui qui donna la danse aux hommes. Il avait instruit un sage nommé Barhata des grands principes du théâtre et l’avait chargé d’organiser la première représentation. (Bharata dont l’existen- ce n’est pas attestée passe ainsi pour être l’auteur du Natya-Shastra dont j’ai parlé précédemment). La première représentation eut lieu lors du grand festival en l’honneur du Dieu Indra et racontait d’ailleurs la victoire de ce dieu sur les démons qui menaçaient la terre. Or les démons se sentirent offensés de se voir ridiculiser sur scène et de rage, ils privèrent les acteurs de leurs capacités vocales et corporelles. Indra très en colère livra une bataille sans merci aux démons, mais Brahma vint ensui- te et les ramena à la raison. Il leur expliqua qu’ils n’étaient pas les seuls à être montrés en position de faiblesse dans le drame, car celui-ci doit dépeindre les hommes, les dieux et les démons dans tou- tes les situations. ” Il n’y a pas de sage maxime, pas d’enseignement, d’art ou d’artisanat, de devise ou d’action, qui ne soit contenu dans le drame. ” (Brahma prête sa voix à Reginald Massey La danse Kathak de l’Inde p6)
Ce qui est frappant dans cette histoire c’est qu’elle montre que le drame se nourrit aussi de senti- ments ridicules et de bassesses. Le théâtre doit instruire en montrant tous les sentiments et chaque homme doit y trouver matière à s’élever. C’est ce qui explique d’ailleurs le côté volontiers psycholo- gique des exemples que j’ai cités plus haut.

Toute lumière pour la compréhension, et toute élaboration du langage servent ainsi à faire jaillir le sens caché et sacré. Donner une vie charnelle et concrète au poème en proposant une situa- tion, approfondir le sens en développant toutes les correspondances symboliques et métaphoriques possibles telles sont les tâches de la danseuse.
Le langage des mudras s’ancre tout autant sur des correspondances symboliques que sur une mise en valeur très quotidienne des sentiments et des gestes. Il est tout entier “expression du manifeste et du caché” bénéficiant du pouvoir à la fois descriptif et métaphorique de toute langue gestuelle et de tout l’enrichissement symbolique des domaines culturels et religieux.

Enfin alors que dans le rite, la mantra et la mudra sont deux sceaux, et finalement deux types d’expressions identiques, dans la danse, le geste vient compléter la parole et l’enrichir. Cet écart entre parole et geste est ce qui me semble typiquement théâtral et rejoint bien évidemment les buts didac- tiques de cet art. Dans le rite le croyant s’adresse d’abord aux divinités, dans la danse, la danseuse s’adresse au d’abord public et lui parle des divinités. L’art de la danse est axé sur l’information. Nous allons maintenant voir ce qui fait d’elle un rituel et une prière.

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DANSE COMME PRIÈRE ET RITUEL Origine sacrée de la danse

La danse n’est pas séparée de la religion et est même dès son origine un moyen de prier. ” Bien avant notre ère, nous dit Katia Legeret, à l’époque des premiers Purâna, la danse faisait par- tie de la vie religieuse. Le Vishnudharmottara Purâna impose au sculpteur de maîtriser l’art de la danse, pour réussir son œuvre. Il ajoute que le dévot doit prier son Dieu en dansant afin de ne plus jamais renaître. ” (Katia Legeret Manuel traditionnel du Baratha-Natyam p18). Et ceci vraisemblablement parce que les dieux eux-mêmes, dansent. Ingrid Ramm-Bonwitt attribue d’ailleurs la naissance de la danse classique aux danses cultuelles en l’honneur de Krishna et Shiva, qui sont des dieux danseurs par excellence.
D’où la tradition des devadasis ou ” servantes de Dieu ” attachées aux temples dès la construction de ceux-ci. Ces danseuses par qui la transmission de la danse a pu être assurée, participaient à la vie religieuse des temples, dansaient pour les fêtes rituelles, étaient considérées comme mariées aux Dieux. Ce statut nous donne d’ailleurs un éclairage de ce que peut encore représenter la danse : ascension vers le divin qui est aussi le bien-aimé. Si les devadasis ont pratiquement disparu*1, le sens spirituel de cette pratique reste comme nous allons le voir.
Dans ce chapitre, je m’attacherai à l’histoire de cette danse, au sens indien du terme, c’est-à-dire avant tout la mythologie qui l’entoure.

La danse est comme on l’a vu, associée à une origine mythique : c’est un cadeau des dieux mais c’est également un cadeau pour les dieux. Katia Legeret explique ceci à propos des mudrâ :
” Parce que le Natya-Shastra est d’origine divine, ces gestes sacrés ont été créés par les Dieux eux- mêmes dans un but hédoniste ; la racine MUD du mot mudrâ porte ce même sens de ” plaisir “. C’est donc pour le bon plaisir des Dieux que les danseuses se consacraient à cet art “.( Katia Legeret p16)

L’origine divine des mudras implique un principe de fidélité. Chaque geste est consacré et reconnu comme étant le geste de telle ou telle divinité. C’est pourquoi on retrouve les mêmes mudras dans les sculptures, les danses, les rituels, toutes ces disciplines étant profondément reliées. Dans “Mudra La main enchantée”, Savitry Naïr dit ainsi :” La sculpture s’inspire des positions de la danse et en retour, la danse emprunte librement gestes et attitudes aux arts iconographiques” (Le courrier de l’Unesco p35). De la même manière, la danse a probablement intégré les gestes des prêtres. Ce principe de réciproque inspiration n’a évidemment pas été total, puisque les pays, les tradi- tions, les cultures qui ont “absorbé” les mudras sont différents et les ont parfois modifiées.
Il n’empêche que ce principe de fidélité au code reste important au sein d’une pratique donnée. Tout comme les règles du rituel sont prévues dans les moindres détails, la danse apparaît elle aussi comme “prévue avec une justesse mathématique ” (Ingrid Ramm-Bonwitt Mudras. La langue secrète des yogis p16). L’art de la danse s’appuie sur un sens rigoureux de la précision. Dans le rituel comme dans la danse, on ne fait pas un geste mais le geste. Il est régi par une forme, une intensité et un sens précis, ce qui lui confère le caractère d’un geste absolu. De cette précision dépend non plus l’efficacité du rite magique, mais celle de la représentation.
En effet, à la différence du rituel, où la mudra sert à communiquer avec le Dieu et s’acquérir une part de sa puissance, la mudra sert dans la danse à l’évoquer. Mais dans les conceptions indiennes, leurs buts ne diffèrent pas vraiment : la danse étant définie comme double-yoga, nous allons voir qu’elle est expérience interne de l’unité d’une part, et d’autre part qu’elle exprime l’union de l’homme et du divin. Ces deux notions si présentes dans le rituel vont cependant être intégrées dans la danse, selon des processus théâtraux.
La danse comme bhakti-yoga et nada-yoga :

D’abord la danse est bhakti-yoga, ou yoga de l’amour selon l’expression de Katia Legeret : ” A la différence du yoga de l’action ( karma-yoga) purifiant la volonté et du yoga de la connais- sance (jnâna-yoga) concentré sur l’intellect, le yoga de l’amour s’attache au monde psycho-physio- logique des sentiments, celui du bhava et du rasa “(Katia Legeret Manuel traditionnel du Bharata-

Natyam p202)
Le Bhakti-yoga est un des développements de la pensée de Patanjali (fondateur du yoga) qui avait

défini la dévotion, comme un des moyens d’atteindre la réunion avec le Soi ou âme universelle. Cette dévotion ou Bhakti se traduit aujourd’hui par la capacité du croyant à nourrir vis-à-vis du divin, des sentiments extrêmement simples et d’ordre humain. C’est typiquement l’amour sensuel que Krishna inspire aux gopis (jeunes bergères de la mythologie hindoue) et qui devient en défini- tive amour pour l’absolu. C’est d’ailleurs par le son de sa flûte et ses danses érotiques, que Krishna attire à lui toutes les gopis.

Ainsi pour le divin, toutes les âmes sont féminines, et le Baratha-Natyam qui est le plus souvent une danse de femmes reflète bien cet état des choses : la danse est le mouvement de cette âme fémini- ne vers son bien-aimé Dieu, et pour la danseuse un moyen de rechercher le contact avec le divin. C’est aussi l’un des thèmes privilégiés du Baratha-Natyam :” Les répertoires du Baratha-Natyam puisent la bhakti dans l’amour humain, leur qualité d’inspiration dans les types d’héroïnes et leur interprétation dans le sentiment dominant du Sringara-rasa ( sentiment amoureux) “(Katia Legeret Manuel traditionnel du Bharata-Natyam p8).

Sur le plan théâtral, ceci nous ramène à l’expérience intellectuelle et esthétique du rasa. La danse en s’attachant au “monde psycho-physiologique des sentiments” apporte une connaissance intuitive du divin, celle du plaisir esthétique et du plaisir de se savoir instruit.
” Ainsi après avoir assisté à la représentation dramatique du Ramayana, on saura ce qu’est l’amour élevé au rang d’un sentiment universel “. (Katia Legeret p 144) C’est ce qui explique la forte composante psychologique des histoires du Barhata-Natyam, car toute relation éphémère entre un homme et une femme peut être sublimée dans la danse.
Elle est intuitive parce qu’elle est délivrée de manière sensible, elle s’exprime par le corps de la dan- seuse : l’enseignement du théâtre n’est pas comparable à celui d’un maître érudit mais bien “au plai- sir et à la suggestion offerts exclusivement par la femme bien-aimée”.(Katia Legeret p144)

Ensuite, la danse est nada-yoga, qui est union de l’âme et du corps, et ceci parce qu’on peut parvenir à cette unité par la danse. On l’a vu la danse nécessite un sentiment de dévotion ; et par elle-même, la danse parle assez bien de l’investissement physique qu’elle nécessite.
La danseuse doit maîtriser son corps aussi bien que ses capacités émotives et expressives. Mais on voit bien que son interprétation se double d’une espèce de détachement. En effet, elle doit avoir de la sympathie pour le sentiment éprouvé par le personnage et en même temps une distanciation inté- rieure puisque ce sentiment est universel. C’est ce qui permet aussi de l’appeler yoga, qui combat toutes passions.
Cette liaison interne entre le corps et l’âme va donner des principes de représentation et c’est ce que disait déjà cette citation de l’Abhinaya-Darpana :

” Où va la main, va l’œil, où va l’œil, va l’esprit ; où va l’esprit le sentiment s’éveille et lorsque le sentiment s’éveille, naît le goût “.
L’unité au niveau de la représentation suppose que l’émotion naît du mouvement, et ceci d’ailleurs par une liaison rythmique entre le geste et le regard. C’est par exemple très net quand les mains s’ou- vrent en Alapadma : les mains s’ouvrent en éventail et sous l’impulsion de cette ouverture le regard se lève et traduit l’émotion qui est propre au moment. L’expression du visage apparaît généralement comme un jaillissement lié au mouvement corporel et musical. Ceci nous introduit à une notion fondamentale de la danse, qui est toute entière dépendante du rythme.

Le yoga des sentiments et du corps qui fait d’ailleurs penser à ce qu’Artaud disait quand il parlait de l’acteur comme un “athlète affectif “, a une dimension religieuse pour la danseuse qui l’exerce mais il est aussi au niveau de la représentation, unité et harmonisation des moyens d’expression.
Si la danse est prière, elle aussi rituel commémoratif puisqu’elle rejoue la scène primordiale des dieux.

La danse comme rituel commémoratif

En religion, on refait toujours un geste initié par le Dieu. C’est le sens qu’ont pour nous les gestes de la transsubstantiation accomplis à la messe et initiés primitivement par le Christ : ” Vous

ferez cela en mémoire de moi “.
De manière générale, la danse raconte les hauts faits des dieux et reproduit les gestes qu’ils ont accomplis. C’est aussi pourquoi chaque mudra est accréditée d’une origi- ne divine. L’alphabet de cette langue gestuelle c’est en fin de compte la somme de tous les gestes faits par les dieux:

Pataka est le geste de Brahma pour saluer Parabrahma en signe de victoire. Suka-tunda fut employée par Parvati, la femme de Shiva en pleine dispute amoureuse.

Musti est le poing brandi par Vishnu lors d’un combat contre Madhu.
Suci est le signe que Brahma fit en disant : ” Je suis l’u- nique ” et nous pourrions continuer la liste.

Chaque représentation de danse commen- ce d’ailleurs par une consécration de la scène et un hommage aux dieux. Pushpanjali par exemple, est une danse d’ouverture et elle est l'” offrande de fleurs” rituelle. La danseuse tient des pétales dans ses mains et les répand sur la scène au cours de la danse. La mudra ainsi formée est puspaputta. Cette offrande rend hommage à Shiva (le seigneur de la danse) et remercie Brahma de protéger la scène. Lors de ses déboires avec les démons, Brahma avait en effet demandé à Bharata de faire construire un édifice théâtral et de placer chaque partie sous la protection d’un Dieu, Brahma pre- nant place au centre de la scène. De cette manière, la danse commémore aussi sa propre naissance.

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La danse cosmique de Shiva

La danse est donc toujours rituel commémoratif, geste de l’histoire des Dieux et ce qui me paraît plus important encore, danse cosmique, car dans la philosophie indienne, la vie suprême danse.
C’est ce qu’incarne le Shiva-nataraja ou Shiva dansant, celui qui met en mouvement la matière, qui détruit et recrée, induit le rythme et la danse qui sont le premier son et le premier mouvement du monde.*
” Dans la nuit du brahman, la Nature est inerte et ne peut danser avant que Shiva ne le veuille. Il s’arrache à son ravissement et en dansant, envoie à travers la matière inerte des vagues sonores qui la secouent hors de son sommeil. Et voilà ! la Nature, apparaissant en gloire autour de lui, danse elle-aussi ” ( Ananda Coomaraswamy La danse de Shiva p78 *)
Rien n’est stable sauf le changement nous dit Shiva. C’est ce qui s’exprime dans les gestes de la danseuse qui crée une réalité pour lui en substituer immédiatement une autre. Et cela parce que l’art gestuel propose un symbole en mouvement. Dans la sculpture la mudra symbolise une vérité éter- nelle, dans la danse, le symbole succède à un autre dans un mouvement perpétuel et s’enrichit de toutes les résonances métaphoriques que peut créer la danseuse. Katia Legeret qui définit le dan- seur de Baratha-Natyam comme un ” danseur cosmographe ” explique bien cela :
” Ainsi lorsque sa main montre une fleur de lotus épanouie sur sa tige, le danseur ne cherche pas à faire de cette fleur un objet séparé et stable. Mais il crée au contraire, dans le psychisme de tous ceux qui regardent son geste, un champ symbolique, ouvert à l’infini, de tout ce que peut repré- senter cette fleur. Elle existe grâce à toutes les analogies probables qu’elle suscite.
Cette magie de la danse sacrée permet à l’artiste de changer en quelques secondes de personnage, d’humeur et de sentiment, d’être dieu puis presque simultanément un animal ; il devient ainsi juste un passage, une transition, un mouvement de création perpétuelle entre deux éléments rythmiques “.(Katia Legeret Manuel traditionnel du Barhata-Natyam p59)
L’art interprétatif dont nous parlions précédemment s’inscrit dans cette même vision. ” La fleur existe par toutes les analogies qu’elle suscite “, mais que la danseuse suscite aussi, puisqu’elle fait constamment usage de métaphore et de rapprochement. L’art interprétatif est aussi œuvre de trans- formation, glissement d’une réalité dans une autre.

C’est enfin la distance, le détachement qui rend possible l’évocation des réalités multiples, de forces contradictoires. Quand Shiva danse, “ses yeux rouges reflètent mille humeurs diverses” est-il écrit dans un poème tamoul. Sur le plan religieux c’est la consécration du détachement du yogi qui voit toutes les contradictions du monde sans y croire, c’est Shiva qui est à la fois l’ascète et le danseur originel, qui réunit deux aspects apparemment inconciliables : l’extatique et le contempla- tif.
Nous retrouvons ici un des grands principes du théâtre oriental qui veut que l’acteur soit ” vide “, c’est-à-dire point trop chargé de sentiments et d’affects, mais mobilisé, présent. Le jeu de la dan- seuse aux antipodes de l’incarnation est avant tout une mise-en-mouvement de signes. Il s’agit d’ê- tre investi dans ce large mouvement et non dans chaque détail de l’histoire, qui est trop parcellaire.

* Voici une phrase de Fritjof Capra citée par Manjula Lusti Narasimhan qui permet de faire un lien entre cette vision religieuse et philo- sophique et la physique contemporaine :
” La physique moderne a montré que chaque particule infra-atomique, non seulement exécute une danse énergétique, mais qu’elle danse. C’est une pulsation créatrice et destructrice (…) si bien que pour la physique moderne la danse de Siva est la danse de la matière infra-atomique “

(Fritjof Capra Le tao des sciences physiques Une étude des ressemblances entre physique moderne et mysticisme oriental p244-245; cité par Manjula Lusti Narasimhan dans BharataNatyam La danse classique de l’Inde p49)

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” Oh, mon seigneur, ta main qui tient le tambour sacré, a mis les cieux, les autres mondes et les innombrables âmes à la bonne place. Ta main levée protège aussi bien l’ordre conscient que l’ordre inconscient de la création. Tout dans le monde est transformé dans ta main qui porte le feu. Ta main gauche offre asile aux pauvres âmes souffrantes. Ton pied levé confère à tous ceux qui s’approchent une félicité éternelle “.( Ananda Coomaraswamy La danse de Shiva p66 )

La main tient le Damaru ( tambour qui représente le rythme vital )

Mudra Pataka ou Abhaya symbole de protection.

La Kari-Hasta signifie : “me voici”: Shiva recentre ainsi sur lui tout ce qui est.

La jambe gauche levée conduit sur la voie du salut.

Mudra Ardhacandra : elle porte le feu qui détruit et purifie.

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Enfin, cette consécration de la vie comme mouvement perpétuel s’appuie sur une danse qui est tout entière rythmique. Dans la danse pure, le pied de la danseuse marque le tempo, et chaque pas marque la naissance d’un geste du bras, de la main et des yeux. C’est ce qui confère à cette danse une grande vivacité. Dans la danse narrative, chaque signe se substitue à un autre dans un rythme donné, lié à la fois au mode rythmique du morceau mais aussi à la réalité à laquelle ren- voie le geste. Dans la danse ” Ganeshkauttuvam “, l’abhinaya (art de la communication gestuelle) consiste à montrer Ganesh, son origine, son caractère charitable, et les hommages que les hommes lui rendent. Cette partie narrative se fait sur un tempo binaire : mais tandis que chaque geste de nar- ration est exécutée sur deux temps, les mudras qui représentent Ganesh en propre se font sur qua- tre temps. On évoque l’image du Dieu avec plus de révérence et donc sur une durée plus longue. L’histoire racontée est donc également dépendante d’un rythme. Le tempo et la mélodie sont d’ailleurs différents en fonction des sentiments ou des situations exprimés par le poème.
Le rythme c’est l’intuition essentielle d’un mouvement biologique, battement du cœur, mouvement de la respiration, et d’un mouvement du monde, alternance des saisons, cycle de mort et de renais- sance. Ainsi, Ysé Tardan-Masquellier écrit-elle :
” Entre rythme et rite, entre la vibration qui atteste la présence de la vie et la sacralisation de cette vie par le biais d’une gestuelle canonique, s’est développé l’un des domaines privilégié du religieux “.
La danse indienne rejoint ici le rite, au sens du mot sanskrit rita, c’est-à-dire, ” ensemble d’attitudes ou de gestes destinés à maintenir ou recréer l’ordre du monde, l’agencement primordial voulu par le divin. ” (Ysé-Tardan Masquellier Le cœur, le jour, la nuit article dans Le courrier de l’Unesco p14-15)

*1.Entre le XVIIème et le XIXème, les devadasis partirent des temples qui ne pouvaient plus les prendre en charge, et cherchèrent asile dans les cours princières. Ceci entraîna une laïcisation des thèmes de la danse, mais surtout un changement de statut social de ces danseuses qui furent finalement considérées comme de simples courtisanes. Le Baratha-Natyam tomba dans une disgrâce telle qu’il fut menacé d’interdiction, et que sans l’effort de grandes personnalités comme E.Krishna Iyer et Rukmini Devi Arundale, ce serait mainte- nant un art oublié. Renaissant de ces cendres, il suscite aujourd’hui un grand engouement et est représenté dans des édifices religieux aussi bien que non religieux. Cependant cette période de l’histoire a marqué l’extinction des devadasis comme danseuses exclusive- ment dévouées au temples. L’ambigüité du statut des devadasis qui étaient aussi des ” prostituées divines ” -ce qui suivant les femmes, revêtaient d’ailleurs un sens différent- explique aussi cette évolution. Elle explique aussi pourquoi on a considéré cette danse comme inconvenante et même obscène.

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CONCLUSION DANSE

La danse indienne est sacrée d’abord parce que dans la pensée hindoue, la danse ” procède de l’esprit divin “. Les Dieux dansent, ils ont donné la danse comme cadeau aux hommes, et chacun de leur geste a initié les gestes que la danseuse fait sur scène.
Pratiquement, c’est en racontant le monde ” sous un point de vue divin ” que le langage gestuel rejoint le geste sacré : d’abord, il exprime et sacralise la vie en l’ordonnant dans des gestes esthétiques et rythmés. La beauté des gestes doit magnifier les objets qu’ils représentent et la beauté de la danseuse, elle-même refaçonne l’image de l’homme. Le rythme, c’est la pulsation du monde, qui marque la création et la destruction de la matière, que la danseuse reproduit en évoquant de multi- ples réalités dans un rythme donné.

D’autre part, le langage gestuel est sacré car il permet d’instruire le spectateur : la danseuse racon- te une histoire et développe tous les sens qu’elle peut avoir. En utilisant les métaphores et les cor- respondances symboliques, elle élève les sentiments dont elles parlent et les rend exemplaires.
Le geste sacré vaut donc toujours pour sa capacité à sublimer le monde, à montrer les liens qui exis- tent entre le monde divin et humain. Mais contrairement au rite, il le fait par la voie de la narration. Alors que dans le rituel, le geste est synthétique, il affirme en un seul signe la relation et l’union de l’homme et du divin, la danse développe toutes les analogies possibles, s’enfonce dans les replis de la vie psychologique et lui donne une dimension poétique et spirituelle.

Et là encore cette vision religieuse se nourrit des données du langage gestuel puisqu’on a vu que celui-ci est propre à l’expression métaphorique et pas seulement à l’évocation de réalités concrètes. En révélant les fondements métaphoriques de la production des signes sourds-muets, Danielle Bouvet met en évidence l’aptitude humaine à conceptualiser du ” non-physique ” par des termes physiques.

Cet esprit d’analogie trouve dans la pensée indienne un terrain privilégié puisqu’elle établit un lien constant entre le divin et l’humain.
Il peut également apparaître comme une attitude générale de l’homme ou plutôt de cet ” homme- mimeur ” dont parle Marcel Jousse dans L’Anthropologie du geste. Selon Marcel Jousse en effet, l’hom- me reproduirait spontanément les actions du monde qui l’entourent et ceci dans un processus de connaissance et d’appropriation de l’univers. Ainsi l’enfant imite-t’il le train en marche, en repro- duisant son mouvement à partir de son propre corps. Ces gestes spontanés vont se fixer en un code ou ” une stéréotypie de gestes “, auxquelles l’homme va prêter un sens qui excède la pure repro- duction physique :

” Son chant de triomphe c’est l’invention de l’analogie (…) L’homme va pouvoir prendre chacun de ses gestes mimismologiques et en sublimer le sens “.( Marcel Jousse La parole, le parlant et la souf- fle p55).
Mais en imitant les interactions du réel ambiant, ” l’homme exprime un langage gestuel, spontané et universel ” et ” il émet un langage de type ethnique et particularisé “. ( Marcel Jousse L’anthropologie du geste p43). En effet, si on peut définir ce mimétisme comme un mode universel de connaissance et de découverte, il faut effectivement convenir que l’homme ne sélectionne pas les mêmes données de l’expérience corporelle et qu’il ne les exprime pas non plus de la même maniè- re, autant dans le langage verbal que dans le langage corporel. Ceci a son importance dans cette étude, qui ne milite aucunement pour l’universalité du geste par opposition à ce qui serait la non- universalité de la parole. Si la langue gestuelle apparaît comme plus propre à parler de notre expé- rience corporelle au monde, il n’empêche qu’elle est aussi une institution culturelle. Dans l’idée de pouvoir faire des liens entre l’étude des mudras indiens et une démarche théâtrale quelconque, cette remarque me semble importante.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Le geste est aussi culturel : il ne s’agit donc pas de s’intéresser au langage gestuel comme moyen de communication universelle, mais comme potentiel expressif et signifiant, et par là, théâ- tral. Il ne s’agit pas non plus de séparer le pouvoir de la parole et de celui du corps, dans la mesu- re où il n’y a pas d’un côté un langage du corps qui serait naturel et expressif et de l’autre côté, un langage verbal qui serait culturel et signifiant. Dans Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty explique ainsi:
” Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en un sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être biologique- et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. (…) Par exemple, le froncement de sourcil destiné, selon Darwin, à protéger l’œil du soleil, ou la conver- gence des yeux, destinée à permettre la vision nette, deviennent des composantes de l’acte humain de méditation et le signifie au spectateur. Le langage à son tour ne se pose pas d’autre problème : une contraction de la gorge, une émission d’air sifflante entre la langue et les dents, une certaine manière de jouer avec notre corps se laisse soudain investir d’un sens figuré et le signifient hors de nous. Cela n’est ni plus ni moins miraculeux que l’émergence de l’amour dans le désir ou celle du geste dans les mouvements incoordonnés du début de la vie.”( Merleau-Ponty Phénoménologie de la perception p221 et226)
Cette citation de Merleau-Ponty me semble bien mettre en évidence que la matérialité de nos outils d’expression, (de notre corps et de notre voix), nous permet de produire un sens figuré. En ce sens, il n’y a pas d’action physique purement efficace, tout comme il n’y a pas de parole qui ne se rédui- rait qu’à son contenu verbal : on signifie toujours plus que ce qu’on fait et que ce qu’on dit.
On comprend donc que la parole est expressive tout comme le corps signifie, et ceci par ce “génie de l’équivoque” dont parle Merleau-Ponty , et que Marcel Jousse appellerait sans doute ” sublimation “.

Dans l’étude des mudras je me suis attachée à voir comment le geste signifie par une codification volontaire et consciente, en vue d’une communication religieuse d’une part, théâtrale de l’autre. L’idée que les mudras sont des ” gestes sacrés ” nourrit évidemment cette recherche, le sacré cris- tallisant ce qu’on pourrait percevoir comme de plus fort et de plus frappant dans la communication du sens.

Trois questions en lien avec la démarche théâtrale, s’en dégagent :
La puissance du symbole religieux est-elle dans notre société encore opérante et peut-elle consti- tuer un matériau théâtral ?
Est-il possible de créer un code gestuel au sein d’une représentation et qu’est-ce que cela implique du point de vue de l’acteur ?
Enfin, quel rôle peut avoir une pratique corporelle aux côtés de l’expression verbale ?

Les symboles religieux dans le théâtre d’aujourd’hui

Les symboles religieux hérités de notre culture chrétienne, quand ils sont portés à la scène attes- tent de la perte du sacré dans nos vies.
En septembre 2001, Ingrid Wantoch-Rekowski proposait dans ” In-H-Moll “, une mise en scène d’une messe de Jean-Sébastien Bach, qu’on pourrait dire ” maniériste “. Les mains des personna- ges étaient animés de mouvement constants reproduisant avec mollesse et lascivité des symboles religieux. De ces attitudes des mains il ne restait que la posture, et en ayant perdues leurs sens, elles

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inspiraient un sentiment de décadence.
L’année d’avant, dans son spectacle ” Rien de rien ” le chorégaphe Sidi Larbi-Cherkaoui utilisait ces mêmes gestes religieux mais en les magnifiant : un signe de la main se substituait à un autre comme si on avait vu défiler les unes après les autres les attitudes du Christ et de nombreux saints. La chorégraphie exprimait une très grande douceur et ces gestes apparaissaient comme l’évocation d’un paradis perdu.
Dans ces deux exemples on voit que le symbolisme religieux quand il apparaît sur nos scènes parle d’abord de l’écart qui existe entre ces symboles et nos vies. Et pourtant le fort sentiment que les deux représentations m’ont laissé, se nourrissait de cette émotion de la reconnaissance qui me sem- ble typique des symboles religieux. Si nous ne savons pas ou plus le sens précis de ces gestes des mains, ils éveillent en nous le souvenir d’images, de récits, d’attitudes religieuses, et sont ” nimbés ” de spiritualité. Le mystère qui entoure leur sens exact participe d’ailleurs de cette atmosphère spirituelle qu’il dégage. Gertrud Hirshi disait ainsi à propos de la mudra :” Un sceau protège aussi tou- jours ce qu’il y a de mystérieux. Je ne crois pas que nous comprendrons jamais entièrement l’essence d’une mudra. Car, là où il y a du mystère, on touche au divin “. C’est à un degré plus fort ce qui nous arrive face aux symboles religieux chrétiens.
Dans ” Rien de rien “, on ressentait une espèce de nostalgie à l’égard de ces signes sacrés, nostalgie de la ” pureté ” peut-être, de la douceur, en tout cas d’une transcendance dont nous serions privés. L’évocation des symboles religieux dans ” In-H-Moll ” est plus complexe : la raison en étant peut- être que le propos de la mise-en-scène ne résidait pas exclusivement dans une mise en perspective du sacré. Il s’en dégageait un aspect sacrilège du fait du mélange entre l’érotisme que suggéraient les corps des personnages et les attitudes religieuses qu’ils prenaient. On pourrait d’ailleurs y voir une évocation de la sensualité qu’expriment certains tableaux religieux, de ces saintes et ces saints en extase et de leurs postures. Cette sensualité trouble signifiait avant tout le maniérisme des chan- teurs et peut-être de la grande musique religieuse, donc d’un certain type de code théâtral. Cependant, le caractère sacrilège qui s’en dégageait est intéressant, dans la mesure où le symbole religieux circonscrit un cercle de sens dont l’érotisme est banni, en tout cas un érotisme profane. Le geste sumbolique chrétien conserve donc un pouvoir de communication, et une mise en scène qui déroge aux règles inhérentes à cette communication religieuse, produit une ” friction de sens”.

Le symbole religieux dit aussi quelque chose du pouvoir et de la soumission. Dans l’image d’Amithaba et du fidèle ou dans certaines scènes d’imposition des mains, le puissant fait le signe de bénédiction ou de protection, celui qui est protégé joint ses mains en signe de soumission. Le domaine religieux implique une hiérarchie entre les êtres, en fonction de leur sainteté et de leur proximité avec les plus hautes valeurs spirituelles. Cette hiérarchie implique même un code de lecture dans les images du Moyen-Age : on ne peut ” lire ” ce que disent les mains, que si on se réfère au statut social des personnages.

Dans un exercice de jeu de 3ème année à l’Insas, nous avions utilisé un geste d’invocation dans le sens d’une soumission. Dans l’adaptation du mythe d’Alceste, Alcmène voyant que sa femme, Alceste a réussi à braver la mort en tuant son ” soldat ” (le cerbère de la mythologie grecque) est saisi d’effroi et dit :

” Pardonne-moi. La vérité est parfois cruelle, pourtant je la dirai : un qui meurt c’est injuste, pro- fondément cruel, mais n’est-ce pas mieux que l’anéantissement de tous ? Oui l’anéantissement. La vie retrouvée, qu’est-ce que c’est ? Un outrage à la mort, un soufflet à la mort ! Elle cherchera à se venger. Alors que verrons-nous ? Nos enfants frappés, et frappés aussi les frères et les sœurs, frap- pés nos parents, ma mère et la tienne, femme, et nous-mêmes en dernier incapables de sauver notre famille. L’extermination, voilà ce que nous vaudra le dernier bonheur de te revoir. L’extermination. ” ( Trompe-l’œil (Naissance du théâtre) dans Pièces d’identité de Jean-Marie Piemme p 42)

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Pendant toute cette tirade, le comédien avait les bras tendus au ciel dans une attitude rigide et extatique. Ce geste d’imploration renforçait le comportement senti de cet homme qui a peur et le carac- tère apocalyptique de son langage, mais du même coup il accentuait la lâcheté de son discours : acceptation de la fatalité, subordination à une force vécue comme plus grande que soi, supplique lâche face à une force meurtrière.

Il posait également question sur la demande de transcendance. Le geste d’imploration montre un homme qui s’abandonne au Dieu et à sa Loi. Mais si cette loi est inique, si le Dieu est cette force implacable et injuste qu’est la mort, que devient cette demande d’une réalité transcendante ?
En fait on voyait s’opérer un renversement des valeurs : il n’y a pas de Dieu, il n’y a que la mort qui règne encore; c’est donc dans le geste humain, dans l’audace, la lutte et même une sorte de méga- lomanie, que réside la transcendance. Alceste brave la mort, c’est elle le ” sauveur ” :

” Oui ta vie m’est sacrée, elle est mon sacrement, ma rédemption, ce que j’ai donné, je l’ai donné et je préfère le perdre que de le donner à moitié (…) Tu ne prends pas ma vie pour sauver la tienne, je te la donne, ma vie, oui je te la donne, la voilà, prends je te la donne comme un royal cadeau et ce cadeau là tu ne pourras jamais me le rendre, et ainsi, à jamais pour les siècles des siècles, je règne- rai sur toi. ” (p36)

Les valeurs sacrées ne sont pas où on les attend. Dans ce texte autant que dans le geste d’invoca- tion, on comprend que l’attitude religieuse recèle une puissance, même si elle est détournée. Elle signifie avec intensité des situations et des prises de position, car le langage de la foi est une expression ancrée dans notre culture.

Faire un geste qui soit un signe.

Cette étude pose également la question du code. On peut prendre des gestes symboliques préexis- tant et les mettre en scène, mais peut-on en créer ?
La danse indienne en utilisant un langage gestuel raffiné pour décrire des situations quotidiennes, montre une manière de ” magnifier ” le geste quotidien. C’est déjà un moyen de créer un code gestuel, de proposer des gestes exemplaires. Dans le cinéma expressionniste, on retrouve le même pro- cessus : les mouvements du corps sont amplifiés et dramatisés, chaque mouvement est devancé par un contre mouvement qui permet d’en saisir le déploiement. Dans ces films, on reconnaît des gestes réels, mais en plus forts, en plus signifiants. On y voit également une manière de “matérialiser les émotions”, les attitudes corporelles signifiant aussi des pensées et des sentiments. Cette expres- sion vient du linguiste I.Fonagy qui explique que la parole est un ” geste buccal ” :

” Chaque attitude extériorise le contenu mental d’une attitude émotive et intellectuelle(…) On pourrait parler d’une matérialisation de l’émotion. L’émotion qui n’est, semble-t-il qu’une internalisation d’une action refoulée, est retransformée en actes “.(I. Fonagy La vive voix p40 et 42)
Ce que dit ce linguiste de la vive voix, dans des images physiques pourrait s’appliquer au langage corporel du théâtre : elle montre que l’émotion peut être considérée comme un geste refoulé mais aussi que dans un processus de communication, les pensées et sentiments sont retransformés en actes. La codification des attitudes dans les représentations du Moyen-Age me semble intéressan- te de ce point de vue.

Dans le geste de refus du peuple ” face à la parole des bons prélats ” ( cf le chapitre sur l’icono- graphie religieuse), on reconnaît le geste de répulsion qui serait le plus pulsionnel, le cas d’une émo- tion où justement le geste ne serait pas retenu, mais celui-ci est cependant comme ” figé à mi-cour- se “. La main retournée au bout d’un bras tendu est alors le signe de ce refus : signe qui exprime la violence du geste qui le sous-tend et en même temps le médiatise.

Ceci me semble également une clef pour la représentation théâtrale. On ne peut aller dans la vio- lence émotionnelle et même dans une forme de sauvagerie que si on trouve un signe, un équivalent

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qui l’exprime. Dans le code gestuel, on pourrait trouver une forme qui évoque le geste le plus déchaîné et le plus violent, qui montre que la violence est sa source et qui en même temps la cana- lise. Ceci me semble intéressant d’une part comme processus général de ” matérialisation de l’émotion “, mais particulièrement si l’on doit représenter des actes que j’appellerais ” honteux “: l’humiliation, le meurtre, le viol par exemple. Comment trouver des équivalents scéniques qui communi- quent cette violence sans l’exhiber ?

Cette violence symbolique, le théâtre pourrait d’ailleurs parfois la puiser dans certains gestes rituels. ” Lorsque dans la Chine classique le fils témoigne du deuil de son père par une série de sautille- ments protocolaires, il n’exprime pas seulement la douleur par une gestuelle rituelle cathartique : il mime également la mort et le passage, car le saut, lié au discontinu, symbolise la rupture entre deux états, entre deux mondes. Il actualise la séparation, la représente dans un cérémonial qui lui permet de l’assimiler et de la rendre psychologiquement et socialement acceptable “. (Ysé Tardan- Masquellier article Le cœur, le jour, la nuit dans Le courrier de l’Unesco p 15)

Lorsque Ysé Tardan-Masquellier décrit cette ” gestuelle cathartique “, on ne peut s’empêcher d’y voir le matériau même du théâtre. Déjà, on pourrait mettre à l’essai cette action rituelle sur scène et demander à l’acteur qui joue Hamlet de sautiller près de la tombe de son père. On verrait si cette action peut nous raconter une immense douleur. On pourrait également se demander si nous iden- tifions ce saut comme un mime du passage, et réfléchir à un geste qui dans notre culture, pourrait exprimer ce passage de la vie à la mort.

D’autre part, ce rituel qui permet de rendre la mort ” psychologiquement et socialement accepta- ble “, me semble une idée qu’on pourrait avoir du théâtre, c’est à dire une représentation qui per- mette d’apprivoiser les mystères et les douleurs de l’existence en les ritualisant, en leur donnant forme.

Le caractère symbolique des mudras tient au fait qu’elles apparaissent comme un lien entre le visi- ble et l’invisible. L’idée que le geste est un sceau a pour moi une forte résonance théâtrale. Dans la scène de Radha attendant son amoureux Krishna on a vu que ses gestes de préparation décrivait aussi symboliquement l’empreinte amoureuse du Dieu sur le corps de cette femme. Comment sur scène trouver des gestes ou des actions qui répondent à la fois de la manière la plus adéquate et la plus concrète à une situation, et comment y insuffler un peu de mythologie, en faire un geste qui résonne avec une attitude plus fondamentale ?

Dans ” Amazone “, un spectacle jeune public sur lequel j’ai travaillé cette année, nous avions inven- té un rituel du matin qui consistait à se mettre de la poudre sur le visage avant de commencer la journée. Nous sommes dans une classe d’amazones, où l’institutrice apprend aux élèves à se méfier et à combattre l’ennemi. La poudre sur le visage évoquait à la fois un monde féminin et une pein- ture de guerre, comme si le rituel de coquetterie était aussi une préparation au combat. C’était une manière de rendre compte de la mythologie de ces femmes guerrières tout en restant dans le cadre absolument quotidien des ablutions matinales.

Ce parallèle paraîtra peut-être déplacé puisqu’il échappe à la dimension du geste sacré, mais c’est en fait par ce biais là que m’intéressent le langage gestuel de la danse indienne : il fait jouer en même temps, une situation concrète et un sens plus large. En ce sens, on pourrait l’appeller geste symbo- lique.

De nouveau, le langage du Moyen-Age exprime bien cette manière de “crypter” le geste réel. Dans la scène qui suit, Ponce Pilate est face à Jésus et va se ” laver les mains “. Or, l’attitude des mains indique autre chose grâce au code gestuel : selon François Garnier, la ” main tenant son poignant ou sa main ” est signe d’impuissance. L’individu en se ligotant la main montre qu’il ne peut agir. Cette attitude gestuelle est employée, dans une situation dramatique, où l’individu ressent une douleur intense parce que les événements auxquels il est confronté, sont irrémédiables. Face à la mort d’un homme, les pleureuses font souvent ce geste. Chez l’iconographe qui dessine Ponce Pilate, on retrouve ce ” génie de l’équivoque “, ” cet échappement du sens ” dont parlait Merleau-Ponty : non, Ponce Pilate ne s’en lave pas les mains, ” il est partagé entre la peur et l’envie de sauver le juste “. ( François Garnier Le langage de l’image au Moyen-Age p 102 et 105). Ce geste est donc concret et figuré, ce qui me paraît bien répondre au sceau qui scelle le visible et l’invisible. A nouveau, pourrions nous sur une scène uti- liser cette attitude des mains, pour exprimer les tensions psychiques d’un individu, pour- rions-nous l’imposer comme code ?

Du point de vue de l’acteur enfin, on peut également retirer quelque chose de la théâtrali- té de la danse indienne, qui est d’abord comme je l’ai dit, mise en mouvement de signes et non pas interprétation psychologique. Si l’acteur parie sur un signe pour exprimer un sentiment, un état ou une situation, il parie sur quelque chose de plus fort que s’il compte seulement sur ses propres forces émotionnelles. Ceci pour moi rejoint d’ailleurs la démarche de Yoshi Oïda quand il s’intéresse aux rituels shingon. Dans une scène du ” Mahabaratha “, où Drona se suicide, cet acteur enlevait le haut de ses vêtements et se renversait sur la tête une grande jarre d’eau, de couleur rouge sang, qui se répandait ainsi sur son corps imprégnait la terre. Il décrit ainsi son travail d’acteur pendant cette scène :
” Au début, le musicien japonais Toschi Tsuchitori commençait un battement régulier de tambour. Je le prenais pour point d’appui et je m’efforçais seulement de relier mes mouvements au tambour. Pour moi, il n’y avait rien d’autre, seul le lien entre le tambour et les mouvements de mon corps ; je restais conscient du jo-ha-kyu ( progression rythmique) et je n’oubliais pas la nature de la situa- tion. C’était un moment sinistre mais je ne jouais pas la tristesse… Je ne m’encombrais pas à l’inté- rieur de tout un fatras psychologique ; je me contentais de respecter la situation et de me concent- rer sur la musique. En retour cette concentration provoquait une sorte de vacuité intérieure où le public pouvait projeter son propre imaginaire et s’inventer toutes sortes d’histoires à propos de ce que je ressentais. “
(témoignage de Yoshi Oïda dans l’article de Denise Schröpfer Peut-on enseigner la présence ? La leçon de Yoshi Oïda dans La présence de l’acteur p 63)
Ici on comprend bien que la voie prise par la mise-en-scène de Peter Brook est celle du signe plu- tôt que de l’interprétation psychologique. Du coup, l’acteur se concentre sur la réalisation de cette action symbolique. Quand Yoshi Oïda explique, qu’il reste conscient de la situation, j’y vois un type d’émotion particulière non pas liée au sentiment, mais liée à la conscience de la portée symbolique de son action. C’est à mon sens ce qui se joue dans les gestes rituels shingon, où l’initié a conscience du symbole qu’il crée par ses doigts, et que cette conscience le met dans un état particulier.
C’est la concentration sur l’action elle-même qui semble donner de l’intensité au jeu de Yoshi Oïda. Dans le rituel, on a vu que l’initié doit se concentrer également sur le faire, par la récitation exacte des mantras et l’exécution des mudras.
Ceci tend à dire que le jeu de l’acteur pourrait parfois résider dans le ” bien faire un geste “. Et du point de vue du metteur-en-scène, elle indique qu’on peut définir une action en termes concrets et physiques autant qu’en termes d’affects.

54Régénérer le langage verbal par le corps.

 

Enfin, dans l’idée d’une recherche théâtrale, l’étude du langage par le biais du corps me semble une voie intéressante. Danielle Bouvet dit ainsi :
“Ce qui rend fascinant l’apprentissage des langues gestuelles, c’est qu’elles éveillent chaque sujet parlant à la conscience des fondements métaphoriques de la pensée, fondements souvent ensevelis sous les expressions verbales désincarnées de la gestuelle qui les a fait naître, mais que le medium d’une langue gestuelle fait ressurgir.” ( Danielle Bouvet Le corps et la métaphore dans les langues gestuel- les p88).

Dans la pratique théâtrale, on peut retrouver de telles préoccupations. Il m’est arrivé ainsi de tra- vailler selon la méthode de Jacques Lecoq, sur les ” gestes d’actions”. En les jouant de manière phy- sique, on peut revenir à la source d’actions qui trouvent principalement un sens métaphorique dans le langage verbal. Quelles forces physiques engagent le fait de ” pousser ” ou encore de ” tirer ” quelqu’un ou quelque chose ? C’est ce rapport physique qu’on oublie généralement quand on dit ” j’ai été tiré d’embarras ” ou encore ” j’ai été poussé à telle ou telle extrémité “. Dans le théâtre, nous avons peut-être à apprendre de ces expressions prises au pied de la lettre, car elles éclairent à nou- veau le sens fondamental de nos mots. C’est exactement ce même type de pensée qui me semble à l’œuvre dans la mise en scène de Matthias Langoff dont j’ai parlée précedemment. L’expression ” retourner sa veste” en étant jouée de manière littérale, émerge avec une nouvelle intensité. Ce qui frappe, c’est à la fois la nouveauté du procédé mais aussi la féroce évidence du geste. Comme si en revenant à la base de cette expression, on retrouvait toute sa vigueur et son pouvoir ironique. Nous avons ici une démarche inverse à celle précedemment décrite. Au lien de donner un sens figu- ré à une action concrète, on chercherait ce qu’il y a de concret dans les expressions figurées, mais tout cela dans le même but, rendre le corps signifiant, c’est-à-dire le concevoir comme un lieu d’ex- pression charnelle et spirituelle.

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BIBLIOGRAPHIE
Antonin ARTAUD, Le théâtre et son double, folio, 1994 Saint-Amand, collection folio essais.

Eugénio BARBA, Nicola SAVARESE, Anatomie de l’acteur Un dictionnaire d’anthropologie théâtrale, Bouffoneries Contrastes, 1988 France.

Hélène BAYON, Amida OKADA, Bérénice GEOFFROY-SCHNEITER, L’ABCdaire du Bouddhisme, Flammarion, 2000 Paris.

David BOLLAND, A guide to Kathakali ( Un guide de Kathakali) Sterling Paperbacks, 1980 New- Dehli.

Danielle BOUVET, Le corps et la métaphore dans les langues gestuelles A la recherche du mode du production des signes, L’Harmattan, 1997 Paris, collection Sémantiques.

Ananda COOMARASWAMY, The dance of Shiva, (La danse de Shiva), Asian Publishing House, 1948 Bombay.

Jacques DUPUIS, Inde. Une introduction à la connaissance du monde indien, Edition Kaïlash, 1997 Pondicherry Inde, collection Civilisation et Société.

Louis FREDERIC, Les Dieux du Bouddhisme. Guide iconographique, Flammarion, 1992 Tours.

François GARNIER, Le langage de l’image au Moyen-Age:
Tome 1 : Signification et symbolique, Le léopard d’Or, 1982 Paris Tome 2 : Grammaire des gestes, Le Léopard d’Or, 1989 Paris

Gertrud HIRSHI, Les mudras. Le yoga au bout des doigts, Le courrier du Livre, 2000 France. Georges JEAN, Langage des signes. L’écriture et son double, Gallimard, 1989 Evreux, collection

Découvertes.
Marcel JOUSSE, L’anthropologie du geste, Gallimard, 1991 Mayenne.

Tyra de KLEEN, The ritual Hand-poses of the Buddha priests and the Shiva priests of Bali (Les poses de mains rituelles des prêtres bouddhistes et shivaïstes à Bali), ESS ESS Publications, 1975 Dehli.

Katia LEGERET, Manuel traditionnel du Bharata-Natyam. Le danseur Cosmographe, Librairie orienta- liste Paul Geuthner Reugny, 1999 France.

Manjula LUTSI-NARASIMHAN, Baratanatyam. la danse classique de l’Inde, Edition Adam Biro Musée ethnographique de Genève, 2002 Italie.

Reginald MASSEY, India’s Kathak Dance Past, Present Future ( La danse Kathak de l’Inde :Passé, Présent, Futur), Abhinav Publications, 1999 India

Savitry NAIR, article Mudrâ la main enchantée, dans la revue Le courrier de l’Unesc, ( Geste, Rythme et Sacré. La Nostalgie des origines ), Septembre 1993.

Yoshi OIDA, L’Acteur flottant, Actes Sud, 2001 Mayenne.

Ingrid RAMM-BONWITT, Mudras-Geheimsrpache der Yogis ( Mudras La langue secrète des yogis), Aller, 1987 Freiburg.

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Denise SCHROPFER, article Peut-on enseigner la présence ? La leçon de Yoshi Oïda, dans l’ouvrage col- lectif Brûler les planches Crever l’écran La présence de l’acteur, L’entretemps, 2001 Saint-Jean-de-Védas.

Ysé TARDAN-MASQUELIER, article Le cœur, le jour, la nuit, , dans la revue Le courrier de l’Unesco, ( Geste, Rythme et Sacré La Nostalgie des origines ) Septembre 1993.

Dharam VIR SINGH, Hinduism an Introduction ( L’hindouisme une introduction), Travel Wheels, 1991 New-Dehli.

Ouvrages cités par certains auteurs ci-dessus :
Cités dans le livre d’Ingrid RAMM-BONWITT :

Karlfried DURCKHEIM, Wunderbare Katze (Le chat merveilleux ), Scherz Verlag, 1982 Bern München Wien.

D. Thomas OHM, Die Gebetsgebärde der Völker und das Christentum ( Le Christianisme et les gestes de prière du peuple), E.J Brill, 1948 Leiden

Cités dans le livre de Danielle Bouvet : H. LANE, Quand l’esprit entend, Odile Jacob, 1991 Paris.

M. MERLEAU-PONTY Phénoménologie de la perceptionn Gallimard, 1945 Paris. I. FONAGY La vive voix, Payot, 1943 Paris.

Cités dans le livre de Manjula LUTSI-NARASIMHAN :

Fritjof CAPRA, The Tao of Physics. An exploration of the Parallels Between Modern Physics and Eastern Mysticism ( Le Tao des sciences physiques. Une étude des ressemblances entre physique moderne et mysticisme oriental), Shambhala Publications, 1985 Boston.

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